Entretien : Bernard Padoan Publié le 07 Mars 2021
Le 11 mars 2011, un puissant tremblement de terre au large de l’île de Honshu – la plus grande de l’archipel japonais –, d’une magnitude de 9,1 sur l’échelle de Richter, provoquait un tsunami qui a ravagé près de 600 kilomètres de côtes nippones. Plus de 18.000 personnes y ont perdu la vie ou ont été portées disparues. Comme si cela ne suffisait pas, le séisme et la vague géante ont frappé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, provoquant l’entrée en fusion des cœurs de trois réacteurs, la rupture des enceintes de confinement et l’explosion des bâtiments abritant les réacteurs 1 (le 12 mars) et 3 (le 15 mars), le tout provoquant un important dégagement d’éléments radioactifs et l’évacuation de plus de 165.000 personnes. Cet accident a été classé 7 sur l’échelle des événements nucléaires (Ines), soit le niveau le plus élevé – le seul précédent ayant été l’explosion de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine, en 1986. Une décennie plus tard, pour Mycle Schneider, expert indépendant spécialiste de l’industrie nucléaire, « la situation à Fukushima n’est pas encore stabilisée ». Coordinateur du toujours très attendu World Nuclear Industry Status Report, qui brosse chaque année le tableau complet de l’énergie nucléaire dans le monde, le consultant pense que l’atome comme source d’énergie est inéluctablement condamné à disparaître.
Où en est-on à Fukushima Daiichi ?
Le premier sujet de préoccupation, ce sont les réacteurs 1, 2 et 3, qui sont entrés en fusion et dont l’enceinte de confinement est brisée. Il faut les refroidir en permanence avec d’énormes quantités d’eau. Cette eau hautement radioactive, elle se perd en partie dans les sous-sols, où elle se mélange avec l’eau en provenance de la rivière qui coule juste en dessous de la centrale. Il faut donc pomper cette eau en permanence et la « décontaminer », puis l’entreposer dans des citernes. A l’heure actuelle, il y a un million de m3 d’eau dans des citernes qui, à l’origine, n’étaient pas faites pour durer et qui sont posées sur des sols sans dispositif antisismique. Lors du dernier tremblement de terre (le 13 février 2021, NDLR), on sait qu’au moins une cinquantaine de citernes ont bougé ! On voit donc bien qu’il n’y a pas de stabilisation puisque la situation s’aggrave. Idem pour les armatures en béton des bâtiments : l’eau s’infiltre dans les fissures et fait rouiller le métal qui gonfle et fait craquer le béton. Ces phénomènes-là ne vont pas s’améliorer. Au contraire, ils vont durer des années, tant qu’on ne sera pas parvenu à sortir les coeurs.
Il n’y a aucun progrès ?
On a avancé sur le déchargement du combustible irradié qui se trouvait dans les piscines de refroidissement, situées en hauteur, ce qui présente un risque d’effondrement. Or on sait que le plus grand danger dans un accident nucléaire, ce n’est pas tant le réacteur que les piscines. L’université de Princeton a montré qu’un incendie dans la piscine du réacteur 4, alors à l’arrêt, aurait pu entraîner la nécessité d’évacuer 30 millions de personnes, ce qui aurait évidemment été impossible. Cela montre que l’accident de Fukushima est encore loin de ce qui aurait pu arriver de pire. Pour le dire autrement, on a eu une chance inouïe ! Le déchargement du combustible irradié des piscines des tranches 3 et 4 est donc un pas très sérieux dans la bonne direction. Reste à vider les piscines des tranches 1 et 2.
Il y a la question du rejet de l’eau radioactive dans l’océan…
Il est incontestable qu’elle ne peut pas être rejetée dans l’océan en l’état actuel. C’est pourtant la solution qui est prônée par l’exploitant Tepco et le gouvernement japonais. Mais il faudrait d’abord passer par une nouvelle phase de décontamination et évaluer les résultats. Sachant que tous les systèmes de décontamination ont pour l’heure échoué à produire les résultats promis. Le problème principal, c’est la quantité d’eau : décontaminer un m3, c’est possible ; décontaminer un million de m3, c’est autre chose. On est donc encore très loin d’une solution sociétalement acceptée au Japon.
Est-ce que dix ans après l’accident, les leçons de Fukushima ont été tirées et est-ce que le secteur est plus sûr ?
Les réactions ont été diverses en fonction des pays et on ne peut donc pas dire que l’industrie dans son ensemble a tiré les leçons du désastre. Aux Etats-Unis par exemple, peu d’actions ont été entreprises. En France, à l’inverse, il y en a eu beaucoup (en Belgique, l’Agence fédérale de contrôle nucléaire a imposé de nombreux travaux à Engie dans les centrales de Doel et Tihange, NDLR). Mais surtout, dix ans plus tard, on voit que certaines mesures décidées dans la foulée de Fukushima ne sont toujours pas appliquées, y compris en France. Cela pose la question des délais dans cette industrie. Tout est très long. L’autre élément, c’est que tous les réacteurs ont… dix ans de plus ! L’âge moyen de la flotte mondiale de réacteurs a dépassé les 30 ans. Aux Etats-Unis, ils sont à plus de 40 ans… et c’est le seul pays qui a baissé les coûts de fonctionnement des réacteurs.
En France, l’autorité de contrôle nucléaire (ASN) vient de définir un cadre pour une prolongation de la durée de vie des 32 réacteurs les plus vieux de 40 à 50 ans…
On constate que sur les 21 réacteurs arrêtés dans le monde sur les cinq dernières années, la moyenne d’âge était de 43,4 ans. Dans les faits, ils ne vont pas jusqu’à 50 ans et aucun n’a jamais atteint 60 ans : on les arrête avant parce qu’ils ne sont plus rentables. Aux Etats-Unis, ce sont les Etats qui subventionnent directement l’industrie nucléaire. En France, la décision de l’ASN est une décision générique, qui ouvre la possibilité d’une autorisation réacteur par réacteur au terme d’une enquête publique. Si des études devaient par exemple démontrer qu’il faut renforcer les dalles en dessous des réacteurs, cela impliquerait des travaux très lourds. Et EDF n’a pas l’argent. Sauf à décider d’un subventionnement massif, qui poserait problème à Bruxelles, ou passer par une hausse des tarifs d’électricité, difficile à imaginer.
En termes de sûreté nucléaire, la crise du covid a-t-elle eu un impact ?
L’industrie est sous un stress extraordinaire. Et tous les problèmes se sont aggravés à cause du covid. L’attitude générale des autorités de sûreté nucléaire européennes est de dire que tout est sous contrôle, alors qu’elles ont suspendu les visites : s’ils ne sont pas allés voir, comment peuvent-ils dire que tout va bien ? En France, pendant le premier confinement, EDF a renvoyé chez elles 15.000 personnes qui travaillaient en centrales, pour télétravailler pendant des semaines. Cela ne peut pas être sans conséquences. On va mettre énormément de temps pour résorber le retard accumulé.
Dans certains pays – la Chine, les Emirats…–, on semble encore croire à un futur de l’énergie nucléaire ?
La question de la sortie du nucléaire n’est plus une question. La question c’est : quand cela va-t-il arriver ? Le taux de renouvellement est trop faible pour la survie de l’espèce. En 2020, il y a eu cinq mises en chantier – quatre en Chine et une en Turquie. Oui, le programme chinois existe, mais ils avancent à un rythme bien inférieur à ce qui était prévu. Un pays tout seul ne peut pas faire survivre une technologie.
Vous pointez la concurrence du renouvelable…
Au Portugal, vous avez de l’énergie solaire produite à 11,14 euros le MWh ! En Espagne, on vient de vendre le MWh à moins de 15 euros pour le solaire et à 20 euros pour l’éolien. Vous ne pouvez pas faire tourner un réacteur existant à ce prix. Il y a même la marge pour rajouter du stockage au renouvelable. Et le nouveau nucléaire est au bas mot dix à quinze fois plus cher que le solaire. De nouvelles constructions de réacteurs n’ont aucun sens économique. La Chine a mis en service 72 GW d’éolien et 48 GW de solaire en 2020, contre… 2 GW de nucléaire.
Mais le nucléaire est toujours là, alors que le renouvelable est par nature intermittent…
La complémentarité ente le solaire et l’éolien permet déjà de fournir une partie de la base de production. Le nucléaire, au contraire, n’est pas flexible et il est cher à l’investissement : il faut donc qu’il tourne un maximum. Ce qui compte, c’est de pouvoir planifier : les modèles météo sont aujourd’hui d’une précision supérieure à la capacité de prédiction de la demande. Et le nucléaire est devenu imprévisible. On l’a vu en Belgique en 2018. En France, nous avons analysé les arrêts des réacteurs à puissance zéro : en 2019, ces arrêts étaient 44 % plus longs que prévu ! Le raisonnement économique est toujours le même : sachant qu’on ne peut pas dépenser le même euro deux fois, que faut-il privilégier, le renouvelable ou le nucléaire ?