par Aurélie Barbaux • 12 Décembre 2023
« Le nucléaire n’est plus tabou, même à la Commission européenne ! », a lancé le commissaire européen à l’industrie Thierry Breton au mondial du nucléaire civil, le WNE, qui se tenait à Paris fin novembre. Sous la pression d’un intense lobbying de la France, les Vingt Sept ont fini par faire entrer les technologies nucléaires dans l’acte pour une industrie net zéro (ZNIA), ce qui devrait leur ouvrir la porte aux financements privés. Un accès indispensable pour que les pays qui misent sur l’atome pour sortir des énergies fossiles puissent le faire. Le financement est en effet le maillon faible de la relance du nucléaire civil dans les pays de l’OCDE. À mi-2023, seule la Chine, qui a 23 unités en construction chez elle, et la Russie qui construit 24 nouveaux réacteurs, dont 19 dans 7 autres pays dont la Chine, ont les clés pour financer rapidement de nouveaux projets.
Or, selon le scénario net zéro de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), il faudrait tripler les capacités nucléaires dans le monde d’ici à 2050 pour avoir une chance de rester sous les 1,5°C de réchauffement d’ici à 2100. À mi-2023, les capacités électronucléaires mondiales s’élevaient à 365 gigawatts (GW) dans le monde avec 407 réacteurs en activités, selon le World Nuclear Industry Statut Report 2023 (WNISR 23). L’analyse de l’AIE est validée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et, sans surprise, plébiscitée par les pays disposants d’une filière industrielle nucléaire civile, comme les États-Unis, qui veulent exporter leur nucléaire en Europe, la France, qui construit 4 réacteurs au Royaume-Uni et a des projets en Europe de l’Est et en Inde, ou la Corée du Sud, qui en construit quatre aux Émirats arabes unis (dont deux déjà en service) et a signé avec la Pologne.
Au tout début de la COP 28, le 2 décembre, l’émissaire américain à Dubaï, John Ferry [Kerry] et le président français Emmanuel Macron ont appelé à tenir cet objectif. Dans une déclaration commune signée par 21 pays [1], ces concurrents industriels s’engagent notamment « à travailler ensemble pour faire progresser l’objectif mondial de tripler la capacité d’énergie nucléaire de 2020 à 2050 », mais aussi « à mobiliser les investissements dans l’énergie nucléaire, notamment par le biais de mécanismes de financement innovants » et « à soutenir le développement et la construction de réacteurs nucléaires, tels que les petits réacteurs modulaires et d’autres réacteurs avancés ». Ils s’engagent également, « à suivre les progrès accomplis dans la réalisation de ces engagements » en marge des prochaines COP.
Las, de récentes études montrent que, à force de repousser l’action, les émissions de gaz à effet de serre ne diminuent pas et le 1,5°C de réchauffement sera atteint dès 2030 et qu’il sera forcément dépassé. Or, il faut au bas mot 10 ans pour construire une centrale nucléaire de forte puissance. En attendant, les pays n’ont d’autre choix que d’investir aussi dans les renouvelables. Les pays signataires de la déclaration se sont d’ailleurs aussi engagés à tripler les renouvelables d’ici à 2030 à la COP 28.
Si l’on prend le cas de la France, le programme de nouveau nucléaire, qui prévoit la construction de 6 voire 14 nouveaux réacteurs de type EPR2, les plus puissants au monde avec leur 1 600 MW, suffira à peine pour renouveler le parc existant d’ici à 2050. Le scénario de RTE le plus ambitieux en matière nucléaire (NO3) ne prévoit que 52 GW en 2050 contre 61,4 GW aujourd’hui. Pour sortir des énergies fossiles, en électrifiant les usages et en produisant de l’hydrogène décarboné et des carburants de synthèse, il en faudra beaucoup plus. Le ministère américain de l’énergie estime qu’il faudrait 300 GW de nucléaire en plus aux États-Unis d’ici 2050 pour avoir un impact sur la réduction des émissions de carbone contre 97,9 GW actuellement, peut-on lire dans le WNISR 23.
Pour les nouveaux entrants, comme la Pologne ou Turquie et tous les pays ne disposants pas d’industrie nucléaire, choisir l’atome pour sortir du charbon signifie aussi perdre un peu en souveraineté, au profit de pays comme la Russie, les États-Unis, la France, voire demain la Chine, qui maitrise les technologies de grand réacteur, soutiennent le développement de mini-réacteurs (SMR) et maitrisent la production des combustibles. Sans oublier que de disséminer des mini réacteurs à proximité des villes et des grands centres industriels, pour produire chaleur et hydrogène décarbonés, va nécessiter des efforts totalement inédits de standardisation des règles de sureté nucléaire entre les pays en un temps record. Cela sans parler des investissements dans la sécurité de ces sites et dans les gestions des déchets.
Il ne faut pas non plus que cette relance du nucléaire, qui au mieux en 2050 représentera 20% de la consommation d’électricité contre 9,5% en 2022, ne déroute les pays qui l’adoptent de leur nécessaire politique de sobriété en énergie et en matières premières. Tripler le nucléaire dans le monde est peut-être bien une solution nécessaire pour sortir des fossiles les économies des pays les plus riches, mais cela reste un objectif industriel très ambitieux et, d’un point de vue géopolitique, ne sera pas sans contrepartie. Ni l’Inde, ni la Chine, ni la Russie, n’ont d’ailleurs signé cette déclaration.
(Plus...)
[1] *Les 21 pays signataires de la déclaration sur le triplement de l’énergie nucléaire : États-Unis, Émirats Arabes Unis, République Tchèque, Slovaquie, Bulgarie, Royaume-Uni, Maroc, Mongolie, France, Corée du Sud, Ukraine, Roumanie, Japon, Hongrie, Moldavie, Suède, Pologne, Slovénie Ghana, Finlande, Canada et les Pays-Bas.