par Christian de Perthuis, Université Paris Dauphine – PSL
L’urgence climatique est régulièrement avancée pour justifier ce virage stratégique opéré sans réel débat citoyen. Il convient de l’examiner avec rigueur en dépassant les stéréotypes dans lesquels nous enferment les débats polarisés entre « pros » et « antis ».
Posons en premier lieu les termes du débat : comme ses partenaires européens, la France s’est engagée à atteindre la neutralité climat en 2050, avec deux objectifs intermédiaires : réduire de 55 % d’ici 2030 les émissions nettes de gaz à effet de serre par rapport à 1990 et de 90 % d’ici 2040, si les propositions de la Commission européenne sont retenues.
Un tel défi implique d’opérer deux mutations majeures en matière énergétique :
En dépit de la baisse nécessaire de la demande totale d’énergie, l’utilisation d’électricité décarbonée va devoir augmenter. Pour la produire et chasser les sources fossiles du système, on peut utiliser des sources renouvelables et/ou recourir à l’énergie nucléaire résultant de la fission des atomes.
Dans la majorité des pays, l’atome joue un rôle secondaire ou nul dans la fourniture d’électricité. En 2022, il n’a fourni que 9,2 % de l’électricité mondiale.
Dans le scénario de décarbonation le plus ambitieux de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la production d’électricité d’origine nucléaire augmente en valeur absolue, mais elle ne fournit que 8 % de l’électricité mondiale en 2050, le déploiement des renouvelables primant.
Le cas de la France est tout à fait singulier. Avec la Slovaquie (et l’Ukraine avant la guerre), c’est le seul pays au monde où le nucléaire fournit plus de la moitié de l’électricité (65 % en 2023, 78 % en 2005). Avec 56 réacteurs en service, notre pays dispose de plus de la moitié de la puissance nucléaire installée au sein de l’Union européenne. L’électricité y est, avec celle des pays nordiques, la plus décarbonée du continent.
La grande majorité des réacteurs en activité (dits de seconde génération par opposition aux EPR de 3e génération) ont été construits en un temps record après le choc pétrolier de 1973. Depuis 1999, la capacité installée reste sur un plateau et les moyens de production vieillissent : déclasser toutes les centrales ayant effectué 40 années de service – hypothèse retenue lors de leur conception – provoquerait un affaissement brutal de la production d’électricité décarbonée d’ici à 2040 : c’est « l’effet falaise ».
En 2022, le pays a expérimenté les conséquences de la mise à l’arrêt d’une partie du parc. En l’absence de réserve de capacité d’offre de renouvelable, le recours à des centrales thermiques pour compenser la baisse du nucléaire a généré une hausse de 5 Mt des rejets de CO2 sur le territoire et de 3,1 Mt via l’importation d’électricité. Pour ne pas tomber de la falaise et respecter nos objectifs climatiques, on aura besoin d’ici à 2040 à la fois d’un accroissement rapide des sources renouvelables et de l’utilisation du parc nucléaire existant.
Cela nécessite des investissements de mise à niveau des centrales pour prolonger leur exploitation sur des périodes décennales après les visites de contrôles opérées par l’autorité de sûreté (ASN). Le coût de ces investissements, dit du « grand carénage », a été estimé en 2020 à 50 milliards d’euros par EDF. En ajoutant l’inflation apparue depuis, on peut tabler sur une somme de l’ordre de 55 milliards d’euros, soit 1 milliard d’euros par réacteur.
Ramené à la tonne de CO2 évitée, ce coût peut être estimé dans une fourchette allant de 150 à 200 euros par tonne, en extrapolant dans le futur l’impact qu’a eu en 2022 la mise à l’arrêt d’une partie du parc. En prenant des hypothèses plus contraignantes sur la disponibilité des moyens de production faiblement carbonés substituables au nucléaire, on obtient malgré tout une fourchette de 75 à 100 euros par tonne.
Le coût du mégawatt-heure (MWh) du nucléaire historique en sera renchéri, souvent au-delà de celui des nouvelles sources renouvelables. C’est le prix à payer pour les imprévoyances du passé et notre retard en matière d’énergie renouvelable. Cela ne préjuge en aucune façon des décisions à prendre sur le nouveau nucléaire.
Le schéma gouvernemental de relance du nucléaire porte sur des réacteurs EPR2, d’une capacité voisine de celle de l’EPR de Flamanville, avec un design simplifié pour réduire les coûts de construction. Dans un premier temps, trois paires d’EPR2 sont programmées : l’idée est ensuite de passer à la vitesse supérieure en multipliant les EPR2 pour bénéficier d’économies d’échelle.
Par rapport à Flamanville, dont le chantier aura duré 17 ans pour un démarrage en 2024, on peut espérer un raccourcissement des délais de construction. Mais l’EPR2 est un nouveau réacteur dont il faut finaliser le design. Son chantier fera face aux imprévus propres aux « têtes de série ».
Le programme des EPR2 n’aura pas d’impact significatif sur l’offre électrique avant 2040. Sous l’angle climatique, il ne se justifie que s’il permet de fournir les électrons décarbonés après 2040 à des conditions plus avantageuses que les énergies de flux.
Cela se juge en projetant dans le futur les coûts du nucléaire et du renouvelable à partir de ce qu’on connaît de leurs dynamiques. En la matière, les informations sont bien plus nombreuses et vérifiables pour le renouvelable que pour le nucléaire, très opaque.
Le solaire et l’éolien ont connu un effondrement de leurs coûts directs de production avec l’allongement des séries de production et l’augmentation des puissances installées. Cette dynamique se poursuivra, même si elle est infléchie par deux effets contraires : le renchérissement des métaux utilisés et celui du foncier.
Côté nucléaire, on observe plutôt un accroissement des coûts des chantiers dont la durée ne baisse pas, surtout dans les pays démocratiques où le coût de la sécurité est mieux pris en compte que dans les régimes autoritaires. Il revient aux promoteurs de l’EPR2 d’expliciter les méthodes permettant de contrecarrer la tendance à l’accroissement des coûts.
À ces coûts directs s’ajoutent des coûts indirects. Pour le renouvelable, les coûts indirects concernent, à titre principal, ceux liés à l’adaptation du réseau – peu compressibles – et ceux de l’intermittence – qui ont déjà fortement fléchi grâce aux progrès du stockage par batterie. Une tendance amenée à s’amplifier avec le recours au numérique et à l’intelligence artificielle pour une gestion optimisée de la demande, et avec la baisse du coût de l’hydrogène décarboné pour le stockage intersaisonnier.
Pour le nucléaire, les coûts indirects sont ceux du démantèlement des réacteurs en fin de vie et de la gestion du combustible.
Les premiers sont théoriquement intégrés dans l’estimation du coût du programme EPR2 par EDF : 67,4 milliards d’euros, soit 11 milliards par réacteur hors frais financiers. Il est cependant difficile de savoir comment ils sont anticipés. L’opérateur dispose d’une courbe d’expérience limitée puisqu’aucun des travaux de démantèlement engagés sur six des réacteurs mis à l’arrêt depuis 1985 n’a pas encore été achevé.
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Le coût additionnel de traitement des combustibles n’est pas intégré dans les 67,5 milliards. Il devrait se chiffrer en dizaines de milliards. Il sera alourdi par l’option française en faveur du retraitement du combustible qui exigera des investissements lourds dans les usines de retraitement de La Hague et de Marcoule.
De plus, les EPR2 vont augmenter la production annuelle des déchets d’uranium, aujourd’hui en partie retraités en Russie par l’opérateur d’État Rosatom jusqu’à présent épargné des sanctions occidentales.
Un troisième paramètre doit être pris en compte. Le programme EPR2, parallèlement à celui du grand carénage, va exercer une pression massive sur les ressources. Et bien sûr, les milliards du nucléaire n’iront pas au renouvelable.
Derrière les milliards, il y a des équipements qui ne sont pas interchangeables, mais aussi beaucoup de travail qualifié dont le manque pèse déjà sur le déploiement du renouvelable. Non seulement le programme EPR2 ne semble pas la voie la plus économe pour atteindre les objectifs climatiques post 2040, mais sa mise en œuvre menace l’atteinte de ceux visés en 2030 et en 2040 grâce au renouvelable.
Le même regard d’économiste du climat qui portait un diagnostic favorable au programme de réinvestissement dans le nucléaire historique conduit donc à un jugement opposé pour le programme EPR2.
Les innovations technologiques sont-elles susceptibles de déplacer le balancier en faveur du nouveau nucléaire ?
Si le nucléaire a capté une part des dépenses de R&D bien plus élevée que le renouvelable au cours des 50 dernières années, les innovations changeant la donne économique ont jusqu’à présent été le fait des énergies renouvelables. Des sommes importantes continuent d’être investies sur la fusion nucléaire ou les réacteurs de 4e génération à neutrons rapides.
L’innovation des petits réacteurs modulaires (SMR) est d’une autre nature. Elle consiste à cesser la course à la taille, pour fabriquer des unités de puissance unitaire beaucoup plus petite, susceptibles d’être alignées de façon modulaire, pour adapter l’offre aux besoins énergétiques.
Le second objectif visé est une baisse drastique des coûts, grâce à l’usinage en série des équipements, le chantier ne consistant plus qu’à assembler les pièces préfabriquées.
Plus de 80 projets de SMR ont été recensés par l’AIEA. Les constructeurs historiques ajoutent à leur catalogue des versions modulables et rétrécies de leurs réacteurs et de nouveaux entrants s’engouffrent dans le créneau. Pour l’heure, aucun n’a montré comment la promesse de baisse des coûts pourrait être tenue.
Imaginons que la promesse de baisse de coûts se concrétise. Le déploiement des SMR poserait de nouvelles questions de sécurité : multiplier les sites nucléaires civils accroîtrait les risques de détournement à des fins terroristes ou militaires. Un risque à ne pas sous-estimer dans le contexte de tensions géopolitiques croissantes.
En l’état actuel des informations, la prise en compte des projets SMR ne permet donc pas d’infléchir le balancier : sous l’angle économique, l’urgence climatique n’est pas un argument pertinent pour justifier la relance du nouveau nucléaire.
L’auteur remercie Michel Badré pour sa relecture perspicace d’une première version de cet article.
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voir The Conversation – Republishing Guidelines.
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