CHRONIQUE
Jean-Michel Bezat
Publié le 23 décembre 2019 à 01h38 - Mis à jour le 23 décembre 2019 à 12h06 Temps de Lecture 4 min.
Chronique. Où court le nucléaire français : vers la guérison ou à sa perte ? Pour ses partisans, le plan de sauvetage baptisé « Excell », dévoilé mi-décembre par le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, est peut-être la thérapie de la dernière chance, s’il s’accompagne du lancement rapide d’un nouveau programme de construction de réacteurs EPR « optimisés », selon le terme du géant de l’électricité. La prudence est de mise, car bâtir une série de centrales standardisées pour en réduire les coûts, comme dans les années 1970-1980, ne suffira pas à renouer avec le succès.
L’histoire de la filière montre que toute réussite en matière d’atome civil repose, outre la mobilisation de capitaux, sur deux éléments-clés : un volontarisme politique sans faille, puisqu’il s’agit d’une « industrie de souveraineté », selon Emmanuel Macron ; et une opinion publique accordant du crédit à l’expertise scientifique, aussi nécessaire dans le nucléaire que dans la santé et l’aéronautique, où la confiance est cruciale. Ces deux conditions ne sont plus complètement réunies.
Il ne suffit pas que le président de la République défende une « industrie d’avenir » au nom de l’indépendance énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique. Dans le même temps, il repousse à 2022 les travaux d’un éventuel EPR, après la mise en service de celui de Flamanville (Manche), et enterre le projet Astrid, un réacteur à neutrons rapides moins gourmand en uranium mais jugé trop coûteux. Et quand le patron d’EDF s’avise de dire que « la France se prépare à construire de nouvelles centrales », la ministre de la transition écologique, Elisabeth Borne, lui répond sèchement qu’elle « ne partage pas » cet avis et que le gouvernement travaille aussi à un scénario d’énergies « 100 % renouvelables ».
De quoi scandaliser tout bon nucléocrate. Nostalgique des « trente glorieuses » industrielles, il rêve encore du mariage de la politique, de l’industrie et de la science, qui a assuré la force de la France dans le nucléaire, mais aussi le ferroviaire, l’aéronautique et le spatial. Celui-là n’a pas fait le deuil des gloires perdues. Où sont les successeurs de Raoul Dautry, Pierre Guillaumat, André Giraud ou Georges Besse ? Où est l’alliance pro-atome scellée en 1945 par le gaullisme technoscientifique et le Parti communiste (qui comptait dans ses rangs le Nobel de chimie Frédéric Joliot-Curie), relayé par la puissante CGT ?
Alignement des planètes
Cet alignement politique des planètes s’est poursuivi avec le programme de construction de 100 réacteurs (finalement ramené à 58) lancé par le président Georges Pompidou en 1973 – un choix du « tout-nucléaire » confirmé par son successeur.
« Ce choix a été débattu dans les enceintes compétentes, et les meilleurs ingénieurs du pays y ont été associés, expliquait Valéry Giscard d’Estaing, en 2011, dans un entretien au Monde. Il a été validé scientifiquement et politiquement – y compris par le PCF. » Un temps où tout se décidait entre experts, loin du regard des Français.
Tout a changé dans les années 1990, une fois achevée cette aventure industrielle hors norme. EDF a perdu son puissant monopole sous la pression de Bruxelles. Les Verts sont montés en puissance et ont décroché une victoire en obtenant l’arrêt de Superphénix en 1997. Les énergies renouvelables ont gagné en compétitivité, même si leur intermittence n’en fait pas une alternative crédible au nucléaire. Et les catastrophes de Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) sont venues ébranler un fragile consensus dans l’opinion.
A tout cela s’ajoute un handicap nouveau : la suspicion, voire le discrédit, frappant l’expertise, y compris scientifique. Quand ce n’est pas l’ignorance : deux Français sur trois croient que les centrales émettent du CO2. Yves Bréchet, membre de l’Académie des sciences et ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, s’en inquiète dans la revue Commentaire (n° 161, 2018) : « Une politique rationnelle repose sur deux sources de légitimité : la légitimité politique du pouvoir et la légitimité rationnelle de l’expertise. » Est-ce possible quand on compte « de moins en moins de scientifiques » au sommet de l’Etat et que le pays a désormais le « nucléaire honteux » ?
Guerre fratricide
Plus que tout autre domaine, il est « soumis aux décisions politiques, rappelle M. Lévy, en regrettant que « la filière n’[ait] pas été mise en situation de gérer ses compétences, avec la visibilité indispensable dans une industrie du temps très long. » En trente ans, Alstom n’a cessé d’améliorer ses TGV, et Airbus ses avions, soutenus par les commandes régulières des sociétés de transport. Rien de tel dans le nucléaire, qui a subi un « hiver » de vingt ans marqué par la guerre fratricide EDF-Areva et une baisse inquiétante de la qualité industrielle de la filière.
Ses partisans reprennent (un peu) espoir. L’Etat actionnaire a commandé à EDF une étude sur la construction de six EPR pour un coût de 46 milliards, presque deux fois moins que les EPR français et finlandais. Las, le marché est mondial, et la France isolée : au sein de l’Union européenne, l’Allemagne n’est pas prête à accepter des aides au nucléaire dans le cadre du « pacte vert » dévoilé par la nouvelle Commission, et les Etats-Unis se contentent de prolonger leurs vieux réacteurs. La Russie et la Chine se sont engouffrées dans ce vide et redoublent d’ambition hors de leurs frontières.
Le volontarisme politique n’est pas tout. Le nucléaire a cette singularité d’être une industrie à coûts croissants qui, de plus, n’a pas fait de saut technologique majeur depuis cinquante ans. Ses détracteurs ajoutent que les délais de construction d’une centrale sont trop longs pour répondre à l’urgence climatique. Ce qui explique, selon eux, que le nombre de chantiers soit au plus bas. « Nous sommes face à une forme de sortie du nucléaire “organique” non déclarée », affirme Mycle Schneider, un expert antinucléaire jugé sérieux par les « pro », dans l’édition 2019 de son World Nuclear Industry Status Report. En France comme ailleurs.
Jean-Michel Bezat