Par Patrick Piro Publié le 3 Mars 2021
Tout est dit, ou presque, en un unique graphique. À son apogée, en 2002, le parc nucléaire mondial comptait 438 réacteurs en fonctionnement. En 2020, ce nombre est tombé à 412 (lire p. 20), relève le World Nuclear Industry Status Report (WNISR, État mondial annuel de l’industrie nucléaire), qui fait autorité. Tout aussi éloquent : la part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité, qui culminait à 17,5 % en 1996, n’a fait que décroître depuis pour tomber à 10,3 % en 2019. « Fukushima n’est pas la cause fondamentale de ce déclin, mais la catastrophe du 11 mars 2011 en a été un accélérateur indéniable », affirme Mycle Schneider, consultant et coordonnateur du WNISR. C’est nettement lisible sur le nombre de réacteurs en fonctionnement dans le monde : il subit un net décrochage cette année-là.
« L’impact le plus évident, c’est la perte définitive pour l’industrie nucléaire mondiale de l’un de ses principaux champions : le Japon », constate Yves Marignac, de l’Institut négaWatt, qui regroupe des experts indépendants. Immédiatement après le tsunami et l’accident qui ont ravagé la centrale de Fukushima, le pays, troisième producteur mondial d’électricité nucléaire après les États-Unis et la France, met en quelques mois ses 54 réacteurs à l’arrêt. Et souvent définitivement, en raison de défaillances ou d’une impossible mise en conformité avec les normes de sûreté révisées après l’accident. Mi-2020, le parc japonais ne comptait plus que 33 réacteurs, dont 24 toujours en arrêt longue durée pour travaux, anomalies, expertises ou poursuites judiciaires. Quant aux neuf réacteurs autorisés à reprendre du service en 2018, cinq étaient de nouveau à l’arrêt fin 2020. La filière nucléaire produisait alors moins de 5 % de l’électricité japonaise, contre 29 % avant le 11 mars 2011, avec des perspectives de redécollage inexistantes. L’opinion japonaise, historiquement traumatisée par les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, a massivement basculé dans le camp antinucléaire civil après Fukushima. En mars 2020, même si la proportion a légèrement diminué depuis 2017, plus de 60 % des personnes sondées par l’organisation pronucléaire Jaero se disaient favorables à l’abandon définitif de cette filière, graduellement (50 %) voire sans délai (11%).
Dans l’échelle des répercussions, l’Allemagne est l’autre pays du repli radical du nucléaire après l’accident. Alors que la décision de fermer progressivement tous les réacteurs, prise en 2000, était remise en cause, le choc Fukushima l’a réhabilitée, et sans retour : sept réacteurs ont été fermés dans les semaines suivantes, et la sortie définitive du nucléaire sera achevée dès l’an prochain dans ce pays. En Belgique, en Suisse, en Italie ont aussi eu lieu des débats sur l’opportunité d’abandonner l’atome civil (lire p. 21).
D’une manière générale, la confiance mondiale a été durablement ébranlée. Au Japon, l’occurrence d’un tsunami aussi puissant que celui du 11 mars 2011 était réputée « impossible ». Dans les trente autres pays possédant des centrales nucléaires, même si les gouvernements ont répété que « ça ne pourrait pas arriver chez nous », la plupart ont dû reconnaître que leurs installations n’étaient pas aptes à contenir, quel qu’en soit le déclencheur la fusion d’un coeur de réacteur comme ce fut le cas à Fukushima. « En France, l’accident a eu un impact majeur sur le débat, François Hollande, candidat à la présidentielle de 2012, s’engageant à faire passer de 75 % à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité nationale », rappelle Yves Marignac. Certes, à ce jour, n’ont été fermés que les deux réacteurs de la centrale de Fessenheim, la plus vieille de France. « Mais c’est un point de bascule, la rupture de trois décennies de consensus politique droite-gauche sur la défense du nucléaire, ouvrant pour la première fois la perspective d’un déclin du nucléaire en France. » Une douzaine d’autres réacteurs devraient fermer d’ici à 2035.
Moyenne d’âge des centrales : 31 ans dans le monde 36 ans en France 8 ans en Chine.
Dans tous les pays, d’importantes évaluations ont rapidement été demandées par les autorités de sûreté. Elles ont imposé des programmes de mise à niveau parfois très conséquents, comme en France, renchérissant fortement les coûts de l’énergie nucléaire (lire p. 20). Et donc sa compétitivité face à d’autres filières, notablement les énergies renouvelables – éolien et solaire photovoltaïque en tête (lire p. 22). Ainsi aux États-Unis : si les autorités ont affirmé avoir confiance dans leur parc (20 % de la production nationale d’électricité), il ne s’est accru que d’une unité au cours de la dernière décennie. Ses 95 réacteurs, dont l’âge moyen atteint 40 ans (un record parmi les principaux pays nucléarisés), sont appelés à fermer progressivement pour obsolescence. Le nucléaire n’est plus compétitif aux États-Unis, concurrencé par le gaz de schiste puis désormais par les énergies renouvelables.
L’examen du cas chinois, enfin, renforce la conclusion d’un déclin prononcé du nucléaire dans le monde. Pékin, qui avait mis en construction une dizaine de réacteurs en 2010, a gelé toute nouvelle autorisation pendant quatre ans à la suite de l’accident. Puis c’est reparti, mais au prix d’un changement drastique de stratégie, l’abandon de la gamme de réacteurs prévue en faveur de modèles récents plus sûrs, tels l’EPR franco-allemand ou l’AP1000 états-unien. Aussi le léger regain du parc mondial depuis Fukushima résulte-t-il d’un trompe-l’oeil : 37 des 63 nouveaux réacteurs achevés (dans neuf pays) au cours de la décennie écoulée sont en Chine. Si l’on retranche ce pays des calculs, la différence entre mises en service et fermetures montre un déficit de 33 réacteurs. Et puis, pour Pékin, c’est une filière secondaire : les énergies renouvelables produisaient déjà autant d’électricité que le nucléaire en 2010, et deux fois plus en 2019 (lire p. 22). « Pour maintenir le nucléaire mondial à son niveau d’importance actuel, il faudrait multiplier par deux ou trois le rythme des constructions de la décennie écoulée au cours des dix ans à venir, calcule Mycle Schneider. Illusoire, faute de compétitivité. Tous les indicateurs montrent que cette technologie est une espèce en voie de disparition. Ce n’est pas une opinion, ce sont des chiffres. »