Capital, publié le 14/03/2019 à 16H06 Mis à jour le 15/03/2019 à 9H56
Eric Wattez
L’« Akademik Lomonosov », du nom de l’éminent scientifique qui a fondé l’université de Moscou au XVIIIe siècle, n’est pas un navire comme les autres : il s’agit de la première centrale nucléaire flottante jamais mise en service. Cette énorme barge a été remorquée en mai dernier de Saint-Pétersbourg vers Mourmansk au-delà du cercle arctique. Là, ses deux réacteurs, adaptés de ceux qui équipent les brise-glaces nucléaires, chacun d’une capacité de 35 MW (20 fois moins que les réacteurs terrestres), ont été chargés en uranium. Le bâtiment partira au printemps vers Pevek, en Tchoukotka, la région la plus septentrionale de Russie. Il y assurera la fourniture en électricité de plusieurs plates-formes pétrolières, y prendra le relais d’une centrale nucléaire en bout de vie et d’une centrale à charbon, économisant au passage 50.000 tonnes de CO2, se plaisent à souligner les autorités russes.
Rosatom, la société d’Etat en charge du nucléaire civil russe, annonce que le Brésil, le Chili et l’Indonésie sont d’ores et déjà intéressés par ce drôle d’engin, notamment pour remplacer des centrales qui brûlent des énergies fossiles et diminuer ainsi la pollution atmosphérique. Les adversaires du nucléaire ont eu vite fait de rebaptiser la centrale flottante « Tchernobyl-sur-Mer ». Il n’empêche, l’« Akademik Lomonosov » pourrait bien préfigurer un retour en grâce de la filière nucléaire, ouvrir la voie à une nouvelle génération de centrales.
Moins chers, moins risqués... ces petits réacteurs ont de nombreux atouts
Le secteur menait jusqu’alors une course à la puissance, voilà qu’il raisonne à plus petite échelle. Le Small Modular Reactor (SMR), comme on l’appelle dans le milieu, présente a priori de nombreux atouts. Un coût de fabrication maîtrisé : le bâteau-réacteur russe aurait coûté 300 millions d’euros à Rosatom quand la facture du gigantesque EPR de Flamanville (10,9 milliards d’euros au dernier pointage) n’a cessé de gonfler. Une gestion des risques plus simple : avec sa puissante limitée, le réacteur ne risque pas, en cas de panne, de s’emballer ni de partir en fusion. Ces engins, avec une puissance comprise entre 30 et 300 MW, ne vont pas faire disparaître les grosses centrales. Mais elles pourraient en revanche remplacer une partie des centrales à charbon, alimenter des sites industriels très gourmands en énergie comme les usines de dessalement ou fournir de l’électricité dans des régions isolées ou des îles.
L’OCDE estime à 20 gigawatts le marché du SMR en 2035, soit : 25 réacteurs classiques en termes de capacité de production ; 200 millions d’euros investis par unité de production.
Il s’agit de machines nettement plus simples et compactes que les réacteurs classiques. Les principaux éléments, comme le générateur de vapeur ou le pressuriseur, seront ainsi intégrés à la cuve (voir le graphique ci-dessous). Outre les Russes, les Chinois, les Américains (y compris l’emblématique Bill Gates, qui a créé une société dédiée TerraPower), les Coréens et les Français ont des projets dans le domaine. Et tous espèrent leur trouver assez rapidement des débouchés commerciaux. L’OCDE estime qu’en 2035 le marché aura déjà atteint une taille de l’ordre de 20 GW, grosso modo l’équivalent de vingt-cinq réacteurs classiques. « Les SMR sont vraiment une solution intéressante pour faire reculer le charbon, la plus polluante de toutes les énergies, qui compte toujours pour 38% de la production d’électricité dans le monde », explique ainsi Valérie Faudon, déléguée générale la Société française d’énergie nucléaire (Sfen), un think tank très proatome.
Redynamiser l’industrie nucléaire
Au-delà de sa prétention à décarboner la planète, l’industrie nucléaire voit aussi dans l’émergence des SMR l’occasion de trouver un nouveau souffle. Même si elle reste dynamique en Chine, sa part dans le mix électrique mondial est passée de 17,5% en 1996 à 10,3% en 2017, d’après l’Agence internationale de l’énergie, du fait de l’arrêt de la quasi-totalité des centrales japonaise et de la progression des énergies renouvelables et du gaz. Les mises en chantier régressent : cinquante réacteurs sont actuellement en construction dans quinze pays, le chiffre le plus bas depuis dix ans selon le « World Nuclear Industry Status Report ». Et pour ne rien arranger, plus des deux tiers des chantiers ont pris du retard, comme les EPR de Finlande et de Flamanville dans le Cotentin, ces réacteurs ultrasécurisé et d’une puissance record de 1450 MW. Un seul vient d’entrer en service, celui bâti à Taishan dans le sud de la Chine par EDF et son partenaire chinois China General Nuclear Power Co (CGN). Avec cinq ans de retard tout de même.
« Les SMR auront d’abord l’avantage d’être nettement plus faciles à construire que les grandes centrales, explique Bernard Salha, directeur recherche & développement du groupe EDF, qui élabore un projet de miniréacteur de 150 MW avec le CEA et Naval Group, qui devrait être opérationnel avant dix ans. Ils seront constitués en effet d’une série de modules de taille modeste et standardisés que l’on pourra assembler comme une sorte de Lego. » Concrètement, l’essentiel des composants des SMR sera assemblé et testé en usine (y compris par les autorités de sûreté nucléaire). Selon ses concepteurs, un réacteur modulaire peut être mis en fonction en seulement trois ans et aura aussi une maintenance plus simple. Il sera également possible d’en faire fonctionner plusieurs conjointement pour créer des centrales de puissance moyenne. Des sortes de fermes de miniréacteurs. Seul point noir : pas plus que ses grands frères, le SMR n’a résolu la question du traitement à long terme des déchets nucléaires.
Et économiquement, est-ce que l’option se tient ? Le projet le plus avancé de tous, celui de NuScale, semble prouver que oui. Cette start-up, originaire de l’Oregon, a pour principal actionnaire Fluor, une importante société d’ingénierie cotée à Wall Street, et compte près de 1.000 salariés et 250 sous-traitants. Créée en 2009, elle a investi 700 millions de dollars, avec le soutien du gouvernement américain, pour mettre au point un SMR de 60 MW, qui a été officiellement homologué en 2018. Ses premiers clients, une série de villes isolées dans l’Utah, lui ont acheté pour environ 2,5 milliards d’euros une série de 12 réacteurs qui, à compter de 2026, vont remplacer une grosse centrale à charbon. Le prix du MWh s’élèvera à 75 euros — un peu moins que celui de l’EPR — mais une subvention de l’Etat fédéral, qui tient à la réussite du projet, le ramènera à 62 euros, un tarif comparable à celui d’une centrale à gaz, qui était une option concurrente. « Il ne s’agit que d’un prototype, nous pouvons faire mieux », assure-t-on chez NuScale. Small is beautiful ?