J’ai été invité par les auteurs du rapport WNISR à en donner un commentaire. Ce commentaire est exprimé en toute liberté, sans lien ni avec les auteurs ni avec d’autres acteurs publics ou privés du secteur de l’énergie nucléaire. Il n’engage que moi.
Il me faut d’abord préciser « d’où je parle » : ingénieur de formation, j’ai toujours travaillé dans le secteur public de l’environnement, notamment de 2009 à 2014 comme président de l’Autorité environnementale nationale. Je n’avais pas de connaissance particulière du secteur du nucléaire jusqu’à ma participation à la commission chargée d’organiser le débat public sur le plan de gestion des matières et déchets radioactifs, en 2019, puis la présidence de celle chargée du débat public sur les réacteurs EPR2 de Penly en 2022-23.
C’est surtout au vu des enseignements de ce dernier débat, et des questions restées sans réponse et résumées dans son compte-rendu final que j’ai lu le rapport WNISR2023. Sans reprendre le détail du rapport, je vous livre ici trois réflexions particulières.
La collectivité nucléaire française dispose d’une expertise institutionnelle puissante, développée depuis l’après-guerre autour d’organismes comme le CEA, EDF, et quelques autres structures de création plus récentes, peu nombreuses mais disposant d’effectifs importants et qualifiés. La technicité des sujets traités et la concentration du secteur entre quelques grands opérateurs laissent très peu de place à l’expertise externe, contrairement à ce qui existe dans d’autres secteurs comme les transports ou l’aménagement du territoire, par exemple dans des laboratoires universitaires ou des « think tanks » organisés.
La lecture critique, documentée et argumentée, de la situation actuelle y est donc rare, pour ne pas dire souvent inexistante. Elle est pourtant nécessaire à un diagnostic équilibré, préalable à toute décision d’orientation.
Ce rapport en est un exemple, qui doit être salué à ce titre. On ne peut que souhaiter qu’il suscite des réactions argumentées, en particulier de la part de ceux qui seraient en désaccord avec ce qui y est dit. C’est comme cela que se construisent des raisonnements robustes.
La place de l’énergie nucléaire, assez modeste dans la production électrique mondiale (redescendue à environ 9 % actuellement du fait de la progression des autres modes, après un pic de 17 % en 1996), et assez stable depuis quelques années (environ 2.500 TWh, après un pic à 2.600 TWh en 2006, la progression chinoise ne compensant pas la baisse ailleurs depuis) est ici soulignée et documentée avec précision jusqu’à l’année 2023. La position particulière de la France y apparaît, avec 56 réacteurs sur 407 à la mi-2023 dans le monde entier et une production qui a dépassé 400 TWh dans les meilleures années avant de redescendre à environ 280 TWh en 2022 : tout cela était connu mais est ici documenté, avec les évolutions récentes et les enjeux de court terme.
Ce panorama suscite une remarque et une interrogation :
Elle renvoie aux questions posées sur les mêmes thèmes dans le compte rendu de fin de débat public sur les réacteurs EPR2 de Penly [1] : l’absence de données économiques fournies pendant ce débat public avait en effet été relevée avec force en fin de débat. Plusieurs points méritent attention :
On ne peut que relever le niveau d’incertitude très élevé des estimations portant sur l’énergie nucléaire, en particulier dans les comparaisons avec les filières de production d’énergie renouvelables : on parle pour l’éolien ou le solaire de milliers d’installations existantes, permettant de produire des statistiques de prix et des constats d’évolutions fiables, alors qu’on n’évoque pour les EPR2 comme pour les SMR que des projets, à des stades de maturité variables mais en général peu avancés, avec des comparaisons internationales de fiabilité très douteuse au vu du petit nombre d’installations et des pays concernés.
Ce rapport fournit des données techniques et économiques nombreuses, référencées, sur l’état des lieux de la production nucléaire dans le monde : c’est la base d’un diagnostic préalable indispensable à la définition de la politique nucléaire d’un pays comme la France.
Le cadre de définition de cette politique est en France fixé par la loi [3] :
Au-delà du souhait exprimé par le Président de la République dans son discours de Belfort le 10 février 2022, repris par l’exécutif à de nombreuses reprises, on ne peut qu’espérer qu’un débat réellement contradictoire soit engagé sur cette politique avant le vote de la loi et la nouvelle PPE, à partir des analyses de ce rapport et de celles, complémentaires ou différentes le cas échéant, fournies par le maître d’ouvrage.
Au vu de l’importance des financements publics nécessaires, et des incertitudes mentionnées plus haut sur les évaluations actuelles, il apparaît en effet indispensable qu’une analyse claire et complète des perspectives économiques de construction du programme de « nouveau nucléaire », au regard des options alternatives raisonnablement envisageables, soit fournie par le maître d’ouvrage EDF et son actionnaire unique qu’est maintenant l’État.
Il s’agit d’un enjeu démocratique autant que technique : faut-il en effet rappeler que selon la charte constitutionnelle de l’environnement :
« Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » [4] ?
[1] Commission particulière du débat public, « Nouveaux réacteurs nucléaires et projet Penly—Compte rendu établi par le président de la commission particulière du débat public—27 octobre 2022 - 27 février 2023 », 2023, pp. 75–78, voir https://www.debatpublic.fr/sites/default/files/2023-04/PenlyEPR-Compte-rendu.pdf.
[2] Cour des comptes, « L’analyse des coûts du système électrique en France », 13 décembre 2021, voir https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lanalyse-des-couts-du-systeme-electrique-en-france.
[3] Article L 100-1 A du code de l’énergie.
[4] Charte constitutionnelle de l’environnement de 2005, article 7, voir https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/charte-de-l-environnement.