Par Laure Noualhat • publié le 2 Février 2023
En plein débat public sur le futur du nucléaire français, il est toujours instructif de sortir de la cuve atomique française pour prendre un peu de hauteur. C’est tout l’objectif du rapport sur l’état des lieux de l’industrie nucléaire mondiale (WNISR), décorticage annuel réalisés par des experts indépendants. Présenté à Paris le 1er février, il permet d’observer cette industrie dans son entièreté et sur le temps long.
En janvier 2023, le monde compte 412 réacteurs en service répartis sur trente-trois pays, pour une production de 2 653 TWh (terawatt-heure) (chiffre pour 2021). Désormais, la part du nucléaire est passée sous la barre des 10 % de la production électrique nette mondiale (9,8 %). Depuis le pic de 1996 où l’atome en produisait 17,5 %, les chiffres confirment l’essoufflement d’une industrie qui produit chaque année moins d’électricité que les renouvelables.
« Depuis trois ou quatre ans, je suis effaré par le fossé qui se creuse entre la perception publique du secteur et sa réalité industrielle, s’étonne Mycle Schneider, observateur de longue date du parc nucléaire mondial et qui pilote l’étude. Ce n’est pas le seul débat complètement déconnecté de la réalité, mais les implications sont phénoménales. » En réalité, l’atome est de plus en plus rapidement dépassé par l’éolien et le solaire, qui fournissent désormais près de 15 % de l’électricité mondiale.
En Europe, face à la crise énergétique, nombre de pays — Pays-Bas, Suède, Pologne, Slovaquie, Grande-Bretagne, France, etc. — veulent relancer leurs programmes respectifs. Mais, explique M. Schneider, « nous ne nous fions pas aux effets d’annonce, notamment en France où nos industriels ne parviennent pas à faire la preuve de leur capacité industrielle à construire six ou dix EPR ». Idem aux États-Unis, où il affirme que Westinghouse n’a plus les capacités humaines et industrielles pour construire de nouvellles unités rapidement.
Car en 2022, sur les quinze mises en service prévues, seuls sept réacteurs ont été couplés au réseau, dont trois en Chine, un en Corée du Sud, un en Finlande (raccordé en mars avant d’être stoppé pour cause d’événements « inattendus »), un au Pakistan et un dans les Émirats arabes unis. Huit autres unités doivent démarrer en 2023. À l’inverse, cinq réacteurs ont été définitivement fermés, dont trois en Grande-Bretagne, un aux États-Unis et un autre en Belgique.
La Chine sert de locomotive à tout le secteur : à elle seule, entre 2003 et 2022, elle a mis en service 49 des 99 unités raccordées dans le monde. Et avec 57 réacteurs fonctionnant actuellement, elle a détrôné la France de sa place de deuxième puissance nucléaire après les États-Unis. « Certes, la Chine a démarré la construction de cinq réacteurs en 2022, mais par rapport aux renouvelables, ce que fait la Chine en matière de nucléaire est insignifiant », dit Mycle Schneider. Rien qu’en 2022, le pays a annoncé avoir connecté au réseau 125 GW de solaire et d’éolien, une puissance phénoménale qui dépasse largement celle des unités nucléaires nouvellement installées (2,2 GW seulement).
Au total, 58 réacteurs sont actuellement en construction à travers le monde. Les deux champions du secteur sont les Russes et les Chinois, avec respectivement 25 et 18 unités dans les tuyaux. Si la Chine construit désormais uniquement sur son territoire, la Russie, elle, est devenue un V.R.P. de sites clés en main depuis la conception et la construction jusqu’à l’exploitation du réacteur, en passant par la livraison des combustibles enrichis et la reprise des combustibles irradiés.
« Rosatom va jusqu’à couvrir le risque de l’investissement et vendre elle-même le kilowattheure au pays acheteur », observe Mycle Schneider. Dans un secteur qui affronte une perte de compétences humaines, les réacteurs du Bangladesh, de Biélorussie, d’Égypte, d’Inde, d’Iran ainsi que quatre unités en Chine seront de facture russe. Comme si la guerre et les menaces de sanctions n’avaient aucune prise sur cette industrie, la Russie assoit sa domination sur un secteur ultrasensible.
« Chaque pays désireux de développer le nucléaire civil passe par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui rappelle la nécessité d’un cadre pour se lancer : un régulateur, des lois, des normes, des ingénieurs, etc. Or la Russie est devenue le pays dominant en matière de design et de construction à travers le monde. Dans une certaine mesure, l’AIEA prépare le terrain et Rosatom construit des réacteurs, ce qui pose des problèmes de gouvernance qui ne sont débattus nulle part. » D’autant que Mikhail Chudakov, directeur général adjoint et chef du Département de l’énergie nucléaire de l’AIEA, est un ancien officiel d’une filiale de Rosatom.
Le rapport aborde également la question du vieillissement du parc mondial : la palme revient aux États-Unis, où l’âge moyen des réacteurs est de 41,2 ans. Inquiétant, selon le consultant, qui rappelle que le parc étasunien « fonctionne à plein pot avec des facteurs de charge de 90 % », alors que « l’industrie nucléaire américaine prétend avoir baissé les coûts de fonctionnement chaque année depuis 2012 ».
La France compte quant à elle des réacteurs de 36,6 ans en moyenne, tandis que l’âge moyen des réacteurs chinois est inférieur à 10 ans. Le rapport rappelle aussi l’indisponibilité exceptionnelle du parc nucléaire français en 2022, dont la production a chuté pour atteindre 279 TWh, soit 22,7 % de moins qu’en 2021. En France, les experts dénombrent une durée d’arrêt de 152 jours en moyenne par réacteur.
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