Jade Lindgaard • 16 June 2025
IlIl commence par « S », il finit par « É », et c’est l’invité obligé de toute déclaration officielle sur le nucléaire : le mot « S.O.U.V.E.R.A.I.N.E.T.É ». Associé à l’adjectif « énergétique », ce nom commun plein d’autorité promet l’indépendance nationale et l’abondance énergétique.
Tel un écho, on le lit sous la plume des ministres de l’économie, Éric Lombard, et de l’industrie et de l’énergie, Marc Ferracci, dans le contrat de filière signé avec les industries de l’atome le 10 juin, et on l’entend entre les lèvres des député es lors du vote en commissions parlementaires de la proposition de loi de programmation nationale et de simplification normative dans le secteur économique de l’énergie.
Ce texte entre en discussion à l’Assemblée nationale lundi 16 juin. Il doit remplacer la loi sur la programmation pluriannuelle énergétique (PPE) à laquelle le gouvernement a dû renoncer, faute de majorité. Devant la menace d’une censure brandie par le Rassemblement national (RN), l’exécutif s’est résolu à profiter de la proposition de loi du sénateur Les Républicains (LR) Daniel Gremillet pour accorder au Parlement le vote qu’il réclamait. En avril, François Bayrou a assuré qu’il en tiendrait compte avant de publier la version finale de la PPE qui doit définir la quantité d’énergie à produire et à consommer en France pour les dix ans à venir.
Au programme, notamment, des discussions de la semaine : l’objectif de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, introduit par un amendement du gouvernement après avoir été annulé en commission.
Pourtant, bien des obstacles se dressent entre l’idéal d’une souveraineté énergétique et la réalité de la filière nucléaire.
Pour fonctionner, un réacteur nucléaire a besoin de combustibles fabriqués à partir d’uranium. Cet élément naturel est présent dans certaines roches. Une fois extrait, il doit subir tout un cycle d’opérations chimiques de conversion et d’enrichissement avant d’être transformé en pastilles qui rempliront les assemblages de combustibles.
Les dernières mines d’uranium en France ayant fermé en 2001, la filière de l’atome importe donc 100 % du minerai nécessaire à ces opérations : soit sous la forme brute d’une poudre jaune surnommée « yellow cake », soit sous une forme déjà chimiquement transformée : de l’uranium enrichi en isotope 235.
Entre avril 2024 et mars 2025, plus de 14 000 tonnes d’uranium naturel et de composés ont été importés, en provenance principalement du Kazakhstan, du Niger et d’Ouzbékistan, selon les données publiques des douanes françaises analysées par Mediapart. À ces marchandises s’ajoutent 377 tonnes d’uranium enrichi, dont près de 20 % proviennent de Russie.
Greenpeace, qui suit de près ces données, a calculé de son côté pour l’année 2024 (de janvier à décembre) 266 tonnes d’uranium enrichi importées en France, dont un quart en provenance de Russie. Et remarque que pour cette même année, « les autres sources d’uranium enrichi de la France étaient principalement l’Allemagne et les Pays-Bas », et « qu’il n’est pas à exclure que l’uranium utilisé dans les usines d’enrichissement situé dans ces pays soit originaire de la zone d’influence de la Russie ». Pour assurer ses arrières, Orano, principal fabricant de combustible nucléaire en France, vient de signer un accord d’investissement de 1,6 milliard de dollars avec la Mongolie pour extraire de l’uranium de la mine de Zuuvch-Ovoo.
Pourquoi parler de « souveraineté » énergétique alors que la France dépend à 100 % d’une matière première sans laquelle aucun réacteur nucléaire ne pourrait fonctionner ? Ni le ministre de l’industrie, Marc Ferracci, ni Antoine Armand, le rapporteur (majorité présidentielle) de la proposition de loi, n’ont répondu à Mediapart. Le député (non inscrit) Raphaël Schellenberger, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur « les raisons de la perte de la souveraineté énergétique » en 2023, a quant à lui pris cette peine pour nous dire qu’il « ne considère pas cela comme un problème ».
En réalité, cette fragilité est évidemment bien identifiée par l’exécutif qui, pour la pallier, a décidé en 2024 de redéployer les activités de « retraitement » du combustible usé – des traitements chimiques lourds pour le réutiliser sous une autre forme appelée mox. C’est Orano qui s’en charge dans ses usines de La Hague (Manche). En mars, le Conseil de politique nucléaire a donc décidé de « relancer la recherche sur la fermeture du cycle, qui permettra à terme de se passer des importations d’uranium naturel ».
Mais le rêve de se passer d’uranium est encore bien lointain. Selon un rapport, de 2018, du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire, le taux de recyclage des quantités de matières recyclées est « inférieur à 1 % », avec 10,8 tonnes de matières recyclées sur un total de 1 200 tonnes de matières chargées chaque année dans les réacteurs. Le combustible mox contribue à la production de 10 % de l’électricité nucléaire française et ne fait pas l’objet de retraitement une fois qu’il est à son tour usé. Il reste entreposé sous eau à La Hague.
Entre avril 2024 et mars 2025, la France a encore fait venir 65 tonnes d’uranium enrichi en provenance de Russie, soit 20 % de ses importations totales de ce produit, selon les données des douanes. C’est beaucoup moins qu’en 2023 (223 tonnes), qui représentait alors un peu moins d’un tiers du total, et qu’en 2022 avec 312 tonnes – comme l’avait révélé Greenpeace. Parmi ces importations, se trouve de l’uranium de retraitement enrichi dans une usine secrète de Sibérie à Seversk, la seule au monde disposant de la technologie nécessaire pour cette action. Des opérations que l’Hexagone n’est donc pas en mesure de réaliser aujourd’hui sur son territoire.
Quand le RN vante le nucléaire coréen et américain
Nous sommes le 20 mai 2025, et un jeune député Rassemblement national répond- aux questions d’une figure historique écologiste à l’occasion d’une discussion publique organisée par l’association Équilibre des énergies – comme l’a rapporté La Lettre-. Ce jour-là, Maxime Amblard, élu de la Meuse et ingénieur en physique nucléaire, explique à Brice Lalonde la position du parti d’extrême droite sur le mix énergétique : un moratoire immédiat sur l’éolien et le photovoltaïque, le lancement de nouvelles centrales capables de produire 12 gigawatts d’électricité par an – c’est beaucoup. Et ajoute : « La question se pose de quel design utiliser. L’EPR2 ou peut-être un autre design. Un design étranger, pourquoi pas ? Parce que l’urgence est de produire le plus vite possible de l’électricité en vue de l’électrification des process. »
Étonné, l’ancien ministre de l’écologie entre 1988 et 1992 lui demande si le RN serait favorable à l’achat de réacteurs chinois. Démenti de Maxime Amblard, qui cite en revanche l’AP1000 de Westinghouse et l’APR-1400 du coréen Kepco. Car « si on place l’hypothèse qu’on est sur une course contre la montre et qu’il faut déployer des capacités de production nucléaire le plus vite possible, à voir qui sera capable de nous déployer une dizaine de premiers réacteurs le plus rapidement possible ». Le parlementaire n’a pas répondu aux questions de Mediapart à ce sujet. Il est l’un des principaux orateurs du RN sur la proposition de loi sur la programmation énergétique.
Ces liens avec la Russie se matérialisent en particulier autour des combustibles. Framatome, une filiale d’EDF, veut développer la fabrication de combustibles à destination de réacteurs nucléaires de conception russe, les VVER. En effet, ce ne sont pas du tout les mêmes types d’assemblage qui font tourner les centrales françaises.
Il existe aujourd’hui en Europe dix-neuf réacteurs de type VVER, en Bulgarie, République tchèque, Finlande, Hongrie et Slovaquie, selon le World Nuclear Industry Status Report (WNISR). En juin 2024, un consortium autour de Framatome a touché 10 millions d’euros d’aide de l’Union européenne en vue de la recherche sur les combustibles pour les réacteurs de design russe. À cette occasion, le vice-président exécutif de l’entreprise française, Lionel Gaiffe, avait salué le financement européen, « soutenant l’accélération de [leurs] efforts pour diversifier et sécuriser l’approvisionnement en combustible des réacteurs VVER ».
Parallèlement, l’industriel français a lancé une demande d’autorisation d’extension des activités d’une usine à Lingen, en Allemagne, par l’intermédiaire de sa filiale Advanced Nuclear Fuels (ANF), en collaboration avec la compagnie russe TVEL, elle-même filiale de l’entreprise d’État Rosatom. Une audition publique a eu lieu à ce sujet en novembre, et les autorités locales allemandes n’ont pas encore fait connaître leur décision. L’enjeu est très sensible, compte tenu de la guerre en Ukraine et de l’implication de Rosatom dans l’occupation de la centrale de Zaporijjia.
Le nouveau PDG d’EDF, Bernard Fontana, est lui-même l’ancien président de Framatome. À ce titre, il avait signé en 2021 un accord de coopération stratégique avec Rosatom, comme le rappelle une photo sur laquelle on le voit serrer la main d’Alexeï Likhachev, directeur général du géant russe – toujours en poste aujourd’hui. Le patron français avait alors déclaré : « En travaillant étroitement avec notre partenaire industriel Rosatom, nous renforçons nos contributions à la production d’énergie propre et sûre » – c’était avant que la Russie n’attaque l’Ukraine en mars 2022.
Pour comprendre le rôle prédominant de la Russie sur le monde de l’atome, il faut avoir en tête qu’elle est le premier constructeur de réacteurs nucléaires à l’international. Au début de l’année 2025, 61 réacteurs étaient en construction dans le monde, selon le décompte du WNISR : parmi ceux-ci on en dénombre 26 par Rosatom, l’entreprise publique russe, dont 20 dans divers pays (Bangladesh, Chine, Égypte, Inde, Iran, Slovaquie et Turquie). Depuis 2019, les 40 réacteurs dont la construction a été lancée dans le monde sont impulsés par la Chine ou la Russie, poursuivent les expert es du WNISR. La France est le seul pays à construire à l’étranger, à part la Russie, mais dans une bien moindre mesure, avec seulement deux tranches en réalisation en Angleterre, Hinkley Point C.
« Il n’y a aujourd’hui aucune construction de réacteur en cours sur tout le continent américain, et une seule dans l’Union européenne… en Slovaquie, depuis 1985, explique Mycle Schneider, analyste spécialisé sur le nucléaire et coordinateur du WNISR. La Russie est donc le principal, si ce n’est le seul, client de certaines activités commerciales de la filière industrielle française. C’est vrai des combustibles, si elle commence à en fabriquer pour des réacteurs de technologie russe, mais surtout des turbines Arabelle » rachetées à prix d’or par la France en 2024 et destinées à équiper aussi les réacteurs EPR et EPR2. Ces équipements gigantesques avaient été vendus en 2014 à l’américain General Electric avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie.
« On commet en général l’erreur de ne regarder la dépendance du nucléaire français que par ses importations, mais ses exportations sont au moins un enjeu aussi important en raison des objectifs commerciaux et donc des recettes économiques espérées », ajoute Mycle Schneider pour qui ces interdépendances sont « d’une complexité inouïe » et d’une grande opacité.
En 1974, Pierre Messmer annonce à la télévision le lancement d’un grand programme de construction de centrales nucléaires, au nom – déjà – de l’« indépendance énergétique ». Mais ces réacteurs ont un design américain : la technologie « à eau légère » choisie par le gouvernement français a été développée par Westinghouse. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avait bien développé une technologie concurrente, dite « graphite-gaz », qui avait pourtant « fini par incarner la nation française », écrit l’historienne Gabrielle Hecht dans son livre Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale (2014, éditions Amsterdam-Multitudes), « c’est grâce à eux que la France pouvait alimenter sa force de frappe nucléaire et grâce à eux que le pays pouvait aspirer à l’indépendance énergétique », une « France vraiment française ».
Mais au bout d’une impitoyable guerre des filières, ce fut le design américain qui fut choisi, jugé plus économique. Les réacteurs aujourd’hui en France fonctionnent toujours avec cette technologie – même si les dernières machines construites dans les années 1980 avaient commencé à s’en éloigner. Et ce fut l’un des arguments en faveur de la technologie de l’EPR, développée à partir de la fin des années 1980 par Areva et Siemens : une technologie franco-allemande, donc européenne.
Si la perspective de construire en France des réacteurs de design coréen ou américain apparaît aujourd’hui farfelu au vu des milliards d’euros engloutis dans l’EPR de Flamanville (19 milliards en tout selon la Cour des comptes), certains commencent à défendre l’idée de technologies européennes, et pas seulement françaises. C’est notamment ce que pousse Voix du nucléaire, association pro-atome très active sur les réseaux sociaux : « À l’échelle européenne, il serait préférable de voir l’émergence d’acteurs industriels nucléaires européens, pour qu’il y ait un équilibre au niveau mondial et que l’UE bénéficie d’acteurs qui soient les siens, explique sa porte-parole, Myrto Tripathi. Aujourd’hui il y en a peu, il faudrait les voir ré-émerger, car on n’a pas envie de se retrouver pieds et poings liés avec des grandes puissances extérieures comme nous le sommes aujourd’hui. »
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