Par Perrine Mouterde & Marjorie Cessac • Publié le 29 Novembre 2022
Gaz, pétrole, charbon. La guerre en Ukraine, en provoquant une crise énergétique d’ampleur inédite, a clairement exposé les liens des pays européens avec le secteur des hydrocarbures russes. Mais une autre dépendance a jusqu’ici été très peu évoquée : dans l’est de l’Union européenne (UE) notamment, des Etats comptent sur l’industrie nucléaire russe pour faire tourner leurs centrales et produire jusqu’à la moitié de l’électricité dont ils ont besoin.
Alors que le géant de l’atome Rosatom est un réel instrument d’influence pour le pouvoir de Vladimir Poutine, qu’il est chargé des armes nucléaires du pays et impliqué dans l’occupation de la centrale de Zaporijia en Ukraine, ce secteur a jusqu’ici été épargné par les sanctions. Un statu quo qui ne devrait pas empêcher le marché de se restructurer au moins en partie, en bénéficiant au passage à des acteurs français.
Un chiffre illustre le poids de la Russie dans l’industrie nucléaire : sur quelque 440 réacteurs en opération à travers le monde, 80 sont de conception russe, soit de type VVER. Au cours des dernières décennies, le pays a exporté plus d’unités que n’importe quel autre acteur.
L’UE en compte dix-huit sur une centaine en activité, notamment dans les pays de l’ex-bloc soviétique. En Bulgarie, par exemple, les deux réacteurs russes fournissent un tiers de l’électricité du pays. En République tchèque, les six unités sont à l’origine de près de 37 % de la production tandis qu’en Hongrie les quatre réacteurs en produisent près de la moitié.
Moscou continue par ailleurs de dominer le marché international. Selon le World Nuclear Industry Status Report, sur les cinquante-trois réacteurs en cours de construction à la mi-2022, vingt l’étaient par le groupe Rosatom, dont dix-sept hors de Russie. Seules la France et la Corée du Sud construisent également des réacteurs (deux chacun) hors de leurs frontières.
Avec plus de 300 entreprises, 275 000 employés et des partenariats commerciaux signés avec plus de cinquante pays, l’Agence fédérale de l’énergie atomique Rosatom est un mastodonte. Impliquée dans la quasi-totalité des pays nucléarisés, elle a été créée officiellement, en 2007, par le président russe. « Vladimir Poutine a réuni cette année-là les activités nucléaires du secteur public et du secteur privé, raconte Mark Hibbs, spécialiste de la politique nucléaire au Carnegie Endowment for International Peace. Il a centralisé l’ensemble de l’industrie, y compris le nucléaire militaire, au sein d’une seule organisation placée directement sous ses ordres. »
Depuis, Rosatom a mené une stratégie offensive, en proposant de livrer des centrales « clés en main ». Non seulement la Russie construit, assure la maintenance, fournit l’expertise technique ou le combustible, mais elle peut aussi prendre en charge le coût financier, même pour des opérations considérées comme à risque.
Un tel contrat, pour quatre réacteurs estimés à environ 20 milliards de dollars (un peu plus de 19 milliards d’euros), a ainsi été signé en 2010 avec la Turquie, qui cherchait en vain depuis des décennies à lancer un programme nucléaire. « Les Russes sont hypercompétitifs, personne au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] ne peut rivaliser avec les conditions qu’ils proposent », souligne Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales.
Concernant l’uranium naturel, la Russie était en 2021 le troisième fournisseur de l’UE avec 20 % des parts de marché, selon l’agence européenne Euratom. Le Kazakhstan figure en deuxième position ; or une certaine part de l’uranium extrait dans ce pays enclavé transite par le territoire russe. « Environ 45 % de l’uranium français vient de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan, des régimes sous influence russe, et transite dans des cargos russes, ce n’est pas neutre », dénonce Pauline Boyer, chargée de campagne nucléaire à Greenpeace.
Une fois extrait, l’uranium naturel doit également être « converti » – le minerai est purifié et transformé en hexafluorure d’uranium (UF6) – puis « enrichi » – la concentration d’uranium 235 est augmentée – avant de pouvoir être utilisé sous forme de combustible. Là aussi, Rosatom exerce un poids réel : le groupe contrôle 25 % du marché européen de la conversion et 31 % de celui de l’enrichissement – des chiffres qui grimpent à environ 40 % et 46 % au niveau mondial.l
Outre l’UE, les Etats-Unis sont également lourdement dépendants de la Russie. « A tout moment, Moscou pourrait réduire de moitié l’approvisionnement mondial disponible en combustible nucléaire, et le marché le plus exposé au monde est les Etats-Unis », estimait fin octobre Paul Dabbar, ancien secrétaire adjoint du ministère américain de l’énergie. En 2021, Rosatom a fourni près du quart du combustible nécessaire aux 93 réacteurs du parc américain. La plupart des modèles de réacteurs avancés dits « de quatrième génération », en cours de développement, ont par ailleurs besoin d’un uranium enrichi jusqu’à 20 %, que seule la Russie est actuellement en capacité de fournir.
« La dépendance au nucléaire est particulièrement forte parce qu’il ne s’agit pas simplement d’une dépendance à une matière, mais aussi à des technologies et des capacités industrielles », résume Yves Marignac, expert du nucléaire au sein de l’Association négaWatt, organisation militant pour la sobriété énergétique et le remplacement des énergies fossiles et nucléaires.
En avril, le Parlement européen appelait à un « embargo total » sur les importations de charbon, de pétrole, de gaz mais aussi de combustible nucléaire en provenance de Russie. Mais, après neuf mois de guerre et huit volets de sanctions, l’industrie de l’atome est l’un des rares secteurs à ne pas être concerné par les restrictions, au grand regret des dirigeants ukrainiens. Elle a même bénéficié d’exemptions : des avions cargo venant de Moscou et transportant du combustible destiné aux centrales slovaques ou hongroises ont été autorisés à circuler malgré la fermeture de l’espace aérien européen aux appareils russes.
En termes économiques, les pays de l’UE ont déboursé environ 210 millions d’euros pour les importations d’uranium brut de Russie en 2021. Si cette somme est bien inférieure à celle dépensée pour les achats de gaz ou de pétrole, elle masque d’autres gains indirects pour la Russie. « Il serait logique de sanctionner Rosatom, qui est impliqué dans l’occupation de la centrale ukrainienne de Zaporijia et donc complice de la stratégie de guerre de Moscou, mais personne ne l’a fait », constate Mark Hibbs.
Cette exception liée au nucléaire s’explique d’abord par le contexte énergétique. Alors que le conflit a privé les Européens de la quasi-totalité de leur approvisionnement en gaz russe, se passer de capacités de production nucléaire ajouterait au risque de pénuries d’électricité lors des prochains hivers, qui s’annoncent particulièrement tendus. De surcroît, l’UE est engagée dans un processus visant à réduire massivement ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à la fin de la décennie. En juillet, elle a choisi d’inclure le nucléaire, une source d’électricité bas carbone, dans la liste des investissements « verts » permettant de lutter contre le réchauffement.
Pour certains Etats, sanctionner Rosatom reviendrait aussi à rompre de multiples relations commerciales et des engagements de long terme. « Si le volet nucléaire était abordé dans le cadre des sanctions, il y a fort à parier que la Hongrie s’y opposerait », estime par exemple Phuc-Vinh Nguyen, expert à l’Institut Jacques-Delors.
L’inertie liée au nucléaire représente une autre difficulté. Si des sanctions étaient décidées, il faudrait sans doute des années pour mettre en place des alternatives fiables sans mettre en péril la sûreté des installations. La plupart des Etats ont des réserves d’uranium suffisantes pour faire fonctionner leurs réacteurs plusieurs mois, voire plusieurs années, mais conclure de nouveaux contrats d’approvisionnement peut être complexe et coûteux, tout comme développer de nouvelles capacités de conversion, d’enrichissement ou même d’expertise. « Compte tenu du déclin de l’industrie nucléaire ces dernières années, il existe un réel manque de personnes qualifiées qui pourraient venir en appui rapidement à des pays comme la Bulgarie ou la Slovaquie », complète Mark Hibbs.
La guerre en Ukraine, qui expose la dépendance de l’UE ou des Etats-Unis au nucléaire russe, aura-t-elle toutefois un impact sur cette industrie ? Selon Euratom, le fonctionnement du marché a été « profondément affecté » par les évolutions géopolitiques : « Cela a compromis la confiance dans ce qui était auparavant un partenaire majeur de l’énergie nucléaire, affaiblissant la sécurité d’approvisionnement de l’UE en matières et services nucléaires et aggravant ses problèmes de dépendance », écrit l’institution dans un rapport publié en août. « Compte tenu de la guerre en Ukraine, les Etats-Unis et l’UE doivent désormais s’interroger sur la manière de réduire leur dépendance à Rosatom », conviennent aussi les porte-parole du groupe Orano (ex-Areva) en France.
De fait, si la plupart des experts estiment peu probable l’imposition de sanctions visant le nucléaire, la domination de Rosatom pourrait être en partie remise en cause, et le groupe perdre certaines parts de marché. Concernant la livraison de réacteurs, la Finlande a annulé un contrat passé avec Rosatom pour la construction de la centrale de Hanhikivi après le déclenchement du conflit. « Le rôle de développeur de nouvelles centrales du groupe russe va être restreint, estime Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Il ne peut plus prêter comme avant à ses clients, la guerre compliquant l’accès aux financements. » « La première perte [liée à la guerre en Ukraine] pour le secteur nucléaire est la confiance en la Russie, et la seconde concerne les perspectives d’exportation de Rosatom », écrivait aussi en juin Jeremy Gordon, un consultant dans le domaine du nucléaire. Il soulignait alors que le vide laissé par Rosatom ouvrirait le marché à d’autres acteurs dont la France, la Corée du Sud ou le Royaume-Uni.
Conséquence très concrète de la guerre, le français Orano cherche aujourd’hui à développer ses capacités d’enrichissement d’uranium, soit en construisant une nouvelle installation aux Etats-Unis, où il est déjà impliqué, soit en augmentant d’environ 30 % la capacité actuelle de l’usine de Tricastin (Drôme). Pour cette seconde option, la Commission nationale du débat public (CNDP) a déjà été saisie par le groupe, et une concertation va être organisée dès 2023. « Il y a un intérêt manifeste de clients européens et américains qui souhaitent réduire leur dépendance à la Russie, explique-t-on chez Orano. Le processus serait plus rapide en France mais tout dépendra de la vitesse à laquelle les clients s’engageront. » Il n’est d’ailleurs pas le seul sur ce créneau du cycle amont, sur lequel le groupe anglo-germano-néerlandais Urenco pousse aussi ses pions.
Concernant les combustibles, l’américain Westinghouse avait commencé dès l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 à approvisionner certains réacteurs de type VVER en Ukraine. Il devrait compter à l’avenir de nouveaux clients tels que la République tchèque, qui se fournissait jusque-là auprès de la filiale de Rosatom TVEL. La Suède, pour sa part, a annulé ces derniers mois un contrat d’importation d’uranium russe. De son côté, le français Framatome développe un combustible sous licence achetée auprès des Russes, tout en travaillant à sa propre technologie pour la fin de la décennie.
Un réalignement du marché nécessitera néanmoins, à un moment ou à un autre, une impulsion politique. « Avant de mettre de l’argent dans de nouvelles capacités, les acteurs occidentaux vont se tourner vers les gouvernements pour qu’ils établissent des politiques claires, soulignait, en mai, Matt Bowen, chercheur au Centre sur la politique énergétique mondiale de l’université Columbia (Etats-Unis). Leur inquiétude est que dans un an ou deux, peut-être moins, les produits russes soient autorisés à revenir sur les marchés, ce qui leur ferait perdre leurs investissements. » Jusqu’ici, cependant, les acteurs et Etats qui réfléchissent à diversifier leurs sources d’approvisionnement le font en toute discrétion, les liens avec l’industrie nucléaire russe n’ayant suscité que peu de débats.
Une partie du monde semble par ailleurs peu encline à remettre en question la position dominante aujourd’hui occupée par Rosatom. Le groupe a entamé ces derniers mois le chantier de construction du premier réacteur d’Egypte à El-Dabaa, dans le nord du pays, et démarré en juillet celui du quatrième réacteur de la centrale d’Akkuyu, en Turquie. La Hongrie a donné en septembre son feu vert au lancement de deux nouvelles unités et, le 23 novembre, le Kirghizistan a annoncé qu’il allait étudier la possibilité de construire avec la Russie sa première centrale. Au total, le géant russe, qui n’a pas répondu aux questions du Monde, revendique encore trente-quatre projets à l’étranger pour un montant de 140 milliards de dollars.
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