Antoine de Ravignan • 14 janvier 2025
« La relance du nucléaire, amorcée en 2022, s’est confirmée. Fin 2023, plus de 20 pays ont annoncé à la COP28 de Dubaï une ambition de triplement de la capacité nucléaire mondiale d’ici à 2050 », écrit la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) en ouverture de son bilan mondial publié en novembre dernier.
Mais pour vraiment prendre le pouls de cette industrie dont la transparence n’est pas une vertu cardinale, l’exposé des faits est préférable aux conjectures. Ce à quoi s’emploie, année après année, le World Nuclear Industry Status Report (WNISR), un rapport indépendant du secteur, exhaustif, et dont la qualité en fait une référence internationalement reconnue.
Triplement de la capacité mondiale ? Il faudrait pour cela retrouver des rythmes de mise en service de nouveaux réacteurs nucléaires correspondant aux maxima historiques de la grande époque, les années 1975-1985.
La dernière édition du WNISR ne montre aucun signe avant-coureur qui donnerait de la consistance à cette ambition. Elle confirme au contraire la tendance observée depuis la fin du siècle dernier : la grande stagnation de cette industrie.
Sur le dernier quart de siècle (2000-2024), 126 nouveaux réacteurs ont été mis en service – en Chine pour 57 d’entre eux – tandis que 123 ont été fermés, soit en moyenne cinq démarrages et autant d’arrêts définitifs chaque année. L’évolution récente n’infirme pas ce constat.
Résultat, les capacités mondiales opérationnelles stagnent. La puissance installée totale s’élevait à près de 370 gigawatts (GW) au 1er janvier, un niveau qui retrouve sans le dépasser le maximum historique atteint en 2005-2010. De même, la production mondiale s’est stabilisée depuis 2015 entre 2 500 et 2 600 térawattheures (TWh) par an.
L’offre mondiale d’électricité continuant parallèlement de progresser, aujourd’hui tirée par l’éolien (699 TWh produits en 2014, 2 302 TWh en 2023) et le solaire (195 TWh en 2014 et 1 625 TWh en 2023), la part du nucléaire dans le mix électrique mondial a donc poursuivi son déclin. Elle est tombée en 2023 à 9,2 %, loin du maximum historique de 17,5 % atteint en 1996.
Les perspectives ne sont guère meilleures. Alors que l’investissement mondial dans le solaire et l’éolien a progressé à un rythme accéléré ces dernières années (de 300 à 600 milliards de dollars annuels entre 2018 et 2023), celui dans le nucléaire reste stable, près de 33 milliards de dollars par an. Et le nombre de réacteurs en construction, 60 au 1er janvier dernier, dans douze pays seulement [1], a peu varié depuis 15 ans.
Les coûts de plus en plus compétitifs du solaire et de l’éolien – y compris en tenant compte des nécessaires moyens de stockage pour gérer la variabilité de ces sources – sont la principale explication de cette grande stagnation.
Aux Etats-Unis, le coût de production de l’électricité issue d’une centrale éolienne équipée de batteries offrant un stockage de plusieurs heures est par exemple déjà largement inférieur au nouveau nucléaire.
Du fait des progrès des technologies alternatives et de la chute de leurs coûts, l’argument ultime qui consiste à dire que sortir du nucléaire, c’est s’enfermer dans les énergies fossiles, perd de sa consistance année après année.
La sortie du nucléaire en Allemagne n’a pas empêché le recul de sa consommation de sources fossiles
Et force est de constater que la sortie du nucléaire en Allemagne n’a pas empêché le recul de sa consommation de sources fossiles pour produire son électricité. De 2010 à 2023, la production électronucléaire annuelle outre-Rhin a décru de 133 TWh, mais la production issue du charbon – ainsi que du gaz – a reculé davantage, de 150 TWh.
L’équilibrage s’est fait principalement par la progression des énergies renouvelables (167 TWh), mais aussi par les économies d’énergie (90 TWh) et, marginalement, par les importations (27 TWh). Une sortie plus lente du nucléaire en Allemagne lui aurait probablement permis de diminuer davantage sa production issue du charbon et du gaz. Mais en aucun cas ce choix a favorisé les émissions de CO2, contrairement à un discours souvent entendu de ce côté-ci du Rhin.
Dans ce contexte, les perspectives de conquête de nouveaux marchés pour le nucléaire tricolore à l’international – une justification également donnée pour relancer cette industrie – apparaissent, au passage, très minces. Cela d’autant plus que la France est déjà très mal positionnée par rapport à ses concurrents, à commencer par la Russie.
Sur les 60 réacteurs nucléaires en construction dans le monde (au 1er janvier 2025), 37 sont de conception nationale et 23 sont de technologie importée. Sur ces 23, 20 sont russes – construits en Chine, Inde, Turquie, Egypte, Bangladesh, Iran et Slovaquie – et deux sont français.
Les deux réacteurs EPR construits par EDF au Royaume-Uni accumulent les retards et les coûts prévisionnels s’alourdissent d’année en année
Au demeurant, les deux réacteurs construits par EDF à l’international (les EPR d’Hinkley Point C au Royaume-Uni) accumulent les retards et les coûts prévisionnels s’alourdissent d’année en année (16 milliards de livres en 2015, 32 milliards en 2023), préfigurant une répétition du scénario noir de Flamanville 3.
En définitive, et contrairement à une perception répandue, l’énergie nucléaire n’apparaît pas comme une source de production d’électricité pertinente pour répondre à la demande future d’électricité décarbonée, conclut le WNISR.
Pour ses auteurs, la mise en œuvre croissante de systèmes hybrides combinant énergies renouvelables – le solaire en particulier – et stockage de l’électricité, dont les coûts décroissants exercent une pression de plus en plus forte sur le nucléaire, pourrait rapidement changer la donne et réorienter les choix de politique énergétique.
(Plus...)
[1] On ne compte pas le réacteur argentin, de faible puissance (25 MW).