L’Echo, 07 avril 2017 09:12
Christine Scharff
Longtemps, Westinghouse a symbolisé la suprématie américaine. Quand la Belgique a construit ses premiers réacteurs commerciaux, c’est tout naturellement vers l’entreprise américaine, dont les origines remontent à 1886, qu’elle s’est tournée. Mais le groupe qui s’est spécialisé dans le nucléaire et dont la technologie équipe près de la moitié des centrales dans le monde, joue aujourd’hui sa survie. Passé au prix fort dans les mains du japonais Toshiba en 2006, qui pariait sur la renaissance du nucléaire, Westinghouse a demandé le 29 mars dernier son placement sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites devant un tribunal de New York. Ce qui a creusé sa tombe? Les déboires liés aux retards et aux dépassements de budget, qui se chiffrent en milliards de dollars, dans la construction de quatre réacteurs en Caroline du Sud et en Géorgie – les premières centrales nucléaires à être mises en chantier aux Etats-Unis depuis plus de 30 ans.
“Westinghouse comme Areva avaient fait le pari de développer des nouveaux réacteurs, espérant révolutionner la filière.”
Areva, qui a longtemps été le numéro deux du secteur, avec plus de 100 réacteurs à son actif, ne doit quant à lui son salut qu’à son démantèlement et à l’acharnement de l’État à sauver ce qu’il considère comme un fleuron du savoir-faire français. En perte sur les six dernières années, plombé par les dépassements de budget et les retards dans la construction de l’EPR d’Olkiluoto, en Finlande, mais aussi par le scandale du rachat d’Uramin, le géant en déroute va bénéficier d’une injection de 4,5 milliards d’euros de l’État français, et se concentrer sur les activités liées au cycle du combustible. La conception des réacteurs et les services qui y sont liés seront rachetés par EDF, qui a dû procéder à une augmentation de capital de 4 milliards d’euros — dont 3 milliards souscrits par l’État français — pour assurer cette tentative de sauvetage de la filière nucléaire hexagonale.
Un renouveau poussif
Des vents contraires soufflent sur le secteur nucléaire. Au tournant des années 2000, alors que les premiers réacteurs arrivaient en fin de vie, de nouveaux chantiers ont peu à peu été lancés, et beaucoup tablaient sur la renaissance de l’atome. Rien qu’en 2010, la construction de 15 nouveaux réacteurs a démarré – un niveau que l’on n’avait plus atteint depuis 1985. Mais la crise financière, puis la catastrophe de Fukushima, ont poussé un certain nombre de pays à abandonner cette forme d’énergie – l’exemple le plus éclatant étant celui de l’Allemagne. La chute des prix des énergies fossiles et le développement des renouvelables ont entaillé la rationalité économique du nucléaire. Et les inquiétudes quant à sa sûreté sont venues complexifier et renchérir la construction de nouvelles centrales.
Il y a pourtant pas moins de 55 nouveaux réacteurs actuellement en construction dans le monde, selon les chiffres du WNISR (World Nuclear Industry Status Report), très fouillé mais critique vis-à-vis de l’industrie nucléaire. Mais au moins 35 d’entre eux sont en retard sur les délais initialement prévus, relève le WNISR.
Une des explications? Westinghouse comme Areva ont fait le pari de développer des réacteurs d’un nouveau type, espérant révolutionner la filière. L’AP1000 de Westinghouse, avec son design modulaire simplifié, qui diminue drastiquement le nombre de valves, de pompes et d’autres composants, devait être plus facile à construire et à opérer, et se vendre à la douzaine à un prix attractif. Mais passer de la planche à dessin à un réacteur opérationnel s’est avéré plus compliqué que prévu. Les quatre AP1000 en construction aux Etats-Unis affichent plus de deux ans de retard, et avec le dépôt de bilan de Westinghouse, il n’est plus sûr qu’ils seront jamais achevés. Le premier à entrer en service devrait être celui de Sanmen, en Chine – avec près de quatre ans de retard tout de même.
L’histoire est identique pour l’EPR d’Areva. Le chantier d’Olkiluoto a pris des allures de bourbier. Il affiche neuf ans de retard, et son coût est passé de 3,2 milliards d’euros à 8,5 milliards. L’EPR construit par EDF à Flamanville ne fait pas beaucoup mieux: six ans de retard, et une facture qui a triplé, pour atteindre 10,5 milliards d’euros. Même la date de démarrage des deux EPR construits à Taishan, en Chine, a dû être repoussée à deux reprises.
La construction de ce nouveau réacteur, censé être nettement plus sûr que les réacteurs existants, a été lancée alors que les détails de l’ingénierie n’étaient pas ficelés. Conçu par Areva après l’accident de Tchernobyl et d’une puissance inégalée, il intègre une série de nouveautés visant à améliorer sa sûreté: une double paroi en béton armé capable de résister à la chute d’un avion, une zone d’air ventilé pour filtrer la radioactivité en cas de fuite, quatre systèmes indépendants pour assurer le refroidissement en cas de problème, et un réceptacle étanche pour recueillir le combustible fondu en cas d’accident. Mais ce réacteur, né prématurément, s’est révélé trop complexe à construire. Au point que le directeur d’EDF a claqué la porte, l’an dernier, face à la volonté de l’électricien français de se lancer dans la construction de deux nouveaux EPR à Hinkley Point, au Royaume-Uni.
Le nucléaire a toujours exigé, au départ, des investissements plus substantiels que d’autres types de centrales, compensés ensuite par des coûts du combustible plus faibles et plus stables. Mais les coûts d’investissement nécessaires pour construire un nouveau réacteur se sont envolés: selon un rapport de la World Nuclear Association, ils sont passés en moyenne de 2.065 dollars par kilowatt à 5.828 dollars par kilowatt en 2015. En Europe, c’est pire: ils atteignent désormais 7.202 dollars par kilowatt.
Pas étonnant, dans ces conditions, qu’Engie vienne de renoncer à participer à la construction d’une méga-centrale à Moorside, au Royaume-Uni. D’autant que le nouveau nucléaire ne figure plus sur la feuille de route de sa directrice générale, Isabelle Kocher. La faillite de Westinghouse a précipité les événements: elle lui donnait l’occasion, comme le prévoit le pacte d’actionnaires, de revendre au japonais Toshiba ses 40% dans Nugen, ce projet de construction de trois réacteurs, pour près de 130 millions d’euros.
L’Asie en tête
Alors que l’industrie nucléaire se débat avec les défis technologiques en Europe et aux Etats-Unis, l’Asie a le vent en poupe. Les économies y sont en croissance rapide, et où la demande d’électricité augmente rapidement. Pas moins de 70% des chantiers aujourd’hui lancés se trouvent en Asie ou au Moyen-Orient, même si le futur du programme nucléaire du Japon reste une devinette.
Mais là, les géants occidentaux se trouvent confrontés à une très vive concurrence des acteurs locaux, mais aussi du russe Rosatom. Ce dernier annonce, à fin 2016, un carnet de commandes à l’étranger de plus de 120 milliards d’euros, avec 34 projets de construction dans 12 pays. C’est plus que tous ses concurrents réunis. Même si les chiffres sont gonflés et incluent de simples accords de principe, son business model où il finance, construit et exploite les centrales, puis emporte les déchets, fait désormais de lui le premier exportateur mondial de réacteurs. Il a ainsi inauguré en décembre dernier l’unité 2 de Kudankulam, en Inde, la seule collaboration étrangère opérationnelle du pays.
Car l’Inde, qui est sans doute le pays le plus prometteur après la Chine pour le développement du nucléaire, isolée jusqu’en 2008 faute d’avoir signé le traité de non-prolifération, a développé sa technologie.
La Chine, devenue le centre de gravité de l’industrie énergétique mondiale avec plus du tiers des chantiers en cours et des projets plus nombreux encore, a elle fait appel à la technologie de Westinghouse comme à celle d’Areva pour élargir sa flotte. Mais les Chinois, qui ont bénéficié des transferts de technologies occidentales, misent désormais sur le nucléaire “made in China”, Et pas seulement dans l’Empire du Milieu: le Hualong 1, développé par deux compagnies étatiques chinoises, est en construction au Pakistan. Et la Chine, qui investit aux côtés d’EDF à Hinkley Point, en Grande-Bretagne, espère bien pouvoir compter sur l’électricien français pour implanter la technologie chinoise dans le monde.
Et surtout, il y a le coréen Kepco. Avec ses réacteurs au design standardisé et au prix écrasé grâce aux économies d’échelle, il a réussi, en 2009, à rafler au nez et à la barbe d’un consortium français la construction des quatre premiers réacteurs des Emirats arabes unis – des réacteurs qui devraient démarrer à temps et à heure, mais aussi sans dépassement de budget, et que le coréen va aussi exploiter. De quoi lui fournir une vitrine avantageuse pour exporter sa technologie. Le fournisseur d’électricité sud-coréen serait prêt également à venir à la rescousse du projet Nugen, au Royaume-Uni, désormais à 100% dans les mains du japonais Toshiba.