Par Thierry Gadault Publié le 01.03.2021
Dans le langage très feutré et très diplomatique des responsables d’EDF, on appelle cela des « délestages ». Mais en bon français, il s’agit tout simplement de coupures de courant. Auparavant, ce genre de pénurie n’affectait que les pays du tiers-monde, aux infrastructures défaillantes et à la gestion chaotique. L’électricité pouvait s’éteindre à tout moment à Abidjan, Yaoundé ou Bangui, pas à Paris ! Hélas, depuis quelques années, l’Hexagone lui-même ne semble plus prémuni contre ce genre d’accident. A preuve, le 8 janvier dernier, RTE, la filiale d’EDF en charge de l’équilibre entre l’offre et la demande de courant, a invité les ménages à réduire leur consommation, afin d’éviter une mauvaise surprise. Les capacités de production, soit 88.200 mégawatts, étaient en effet tout juste suffisantes pour couvrir les besoins (88.000 mégawatts).
La journée s’est passée sans encombre, mais « l’hiver 2020-2021 reste placé sous vigilance particulière, principalement à cause de la crise sanitaire, a tenu à préciser RTE. Si les conditions météorologiques s’avèrent normales, alors aucune difficulté ne sera à attendre sur l’approvisionnement en électricité. En revanche, en cas de vague de froid, des difficultés pourraient survenir ». Une manière élégante de nous demander de préparer les bougies…
Nom d’un pylône, mais comment a-t-on pu en arriver là, dans un pays soi-disant roi de l’énergie nucléaire ? La première raison tient justement à l’état de délabrement de notre parc atomique. Dans le rapport annuel World Nuclear Industry Status Report de 2020, rédigé par un groupe d’experts internationaux piloté par Mycle Schneider, le chapitre consacré à la France est particulièrement sévère pour notre électricien national. Il révèle que le nombre de jours d’indisponibilité de ses 58 réacteurs a explosé en 2019, pour atteindre 96,2 en moyenne. Cela représente plus de trois mois de fermeture chaque année pour chacune de nos centrales ! Du coup, le facteur de charge du parc nucléaire tricolore (autrement dit sa production réelle par rapport à ses capacités) ne dépasse pas 68,1%, un chiffre extrêmement bas. A titre de comparaison, d’autres pays nucléarisés, comme les Etats-Unis, affichent des performances proches de 90%.
Ainsi, le 4 janvier dernier, à l’heure où la France se remettait au travail après la période des fêtes de fin d’année, ce sont 7 réacteurs qui manquaient à l’appel, en plus des 2 de la centrale alsacienne de Fessenheim définitivement fermés l’année dernière, et d’un autre en cours de reconnexion au réseau et donc pas encore totalement disponible, selon les données de RTE. Sans oublier, bien évidemment, l’ineffable EPR de Flamanville, en Normandie, qui devait initialement commencer à produire de l’électricité en 2012 mais ne sera pas connecté au réseau avant 2023, au mieux…
Et l’on n’est pas encore au bout de nos peines, car cette situation va encore se détériorer dans les prochaines semaines. « A la fin du mois de février, 13 réacteurs seront à l’arrêt à la suite du report des programmes de maintenance des réacteurs nucléaires depuis le début de la crise sanitaire », a prévenu dès le mois de novembre RTE. Rarement le niveau d’indisponibilité de nos machines à courant aura été aussi élevé à cette période.
Sans doute l’épidémie de Covid, qui a désorganisé les opérations de maintenance pendant toute l’année 2020, y est-elle pour quelque chose. Mais ce désagrément conjoncturel n’a fait qu’aggraver une situation déjà problématique. La vérité, c’est qu’EDF, qui se présente volontiers comme le leader mondial de l’électronucléaire, semble avoir perdu une bonne partie de ses compétences pour assurer l’entretien et la maintenance de ses installations dans de bonnes conditions. Les déboires de la vieille centrale de Flamanville, inaugurée en 1986 (à ne pas confondre avec le futur EPR), sont peut-être le meilleur symbole de cette incurie.
La tranche numéro 2 a certes fini par être reconnectée au réseau à la mi-décembre 2020 après un arrêt de près de deux ans – d’après le décompte effectué par Mycle Schneider, sa remise en production avait été repoussée… 44 fois ! Mais le réacteur 1, lui aussi stoppé depuis deux ans, n’a toujours pas pu être remis en service. Selon EDF, son raccordement au réseau ne pourra pas intervenir avant fin février ou début mars. Ces interminables délais ne sont pas du tout surprenants. S’exprimant au cours de l’automne devant la commission locale d’information qui regroupe élus, pouvoirs publics et associations, le nouveau directeur de cette centrale a avoué avoir trouvé à son arrivée une installation en bien piteux état. Manifestement, EDF avait oublié qu’une unité placée en bord de mer est sujette à la corrosion. Le nombre d’équipements atteints par ce mal a explosé, obligeant l’opérateur à réaliser de lourds travaux non prévus.
On ne peut certes pas dire que c’est comme cela partout, mais de nombreux autres réacteurs se trouvent eux aussi sur le fil du rasoir, et cela fragilise considérablement tout notre système de production d’électricité. Le moindre incident imprévisible, comme l’épidémie de Covid-19, peut en effet se traduire par du retard supplémentaire dans la maintenance et la remise en ligne des centrales. Comme si cela ne suffisait pas, on sait déjà que, au cours des dix prochaines années, la charge de travail de l’électricien dans ses unités atomiques va être alourdie avec les quatrièmes visites décennales des 32 réacteurs de 900 mégawattheures, un examen approfondi de plusieurs mois réalisé tous les dix ans et indispensable pour obtenir le feu vert de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) afin de fonctionner dix ans de plus. Et avec le vieillissement accéléré des réacteurs, on peut craindre le pire en matière de dépassement de délais.
La deuxième raison possible du manque de courant n’est qu’indirectement la faute d’EDF : c’est la conséquence de la politique d’encouragement au chauffage électrique menée à partir du milieu des années 1970. Ce système, déployé en masse dans les nouvelles constructions, équipe aujourd’hui un gros tiers des logements de l’Hexagone. Il s’agit d’une particularité bien française. Dans les pays scandinaves, où les hivers sont bien plus rigoureux, les convecteurs sont tout bonnement interdits et les habitants se chauffent prioritairement au bois.
En Allemagne et en Grande-Bretagne, c’est le chauffage au gaz qui a été développé. Au début des années 2000, le gouvernement français, se rendant compte peut-être des risques de tout miser sur les radiateurs électriques, a certes mis le holà et décidé de favoriser d’autres modes de chauffage. Mais le mal était fait. Et contre toute attente, le gouvernement d’Emmanuel Macron vient de revoir de nouveau la stratégie : dans le contexte du changement climatique, où chaque pays est appelé à réduire ses émissions de gaz carbonique, le courant va redevenir la norme dans les futures constructions.
Du coup, la consommation du pays explose littéralement dès que la température diminue. D’autant que les logements qui sont équipés de convecteurs sont souvent des passoires énergétiques. Pour chaque degré au-dessous de la température moyenne (qui se situe autour de 5 degrés durant les trois mois d’hiver), la demande d’électricité du pays augmente de 2,4 gigawatts. L’équivalent de la consommation de Paris ! Et comme les réseaux des pays membres de l’UE sont interconnectés, c’est toute la plaque européenne qui est touchée par l’appétit électrique hors norme des Français. Qu’on en juge : lors du pic de consommation hivernale en Europe, les experts estiment que la moitié est due à la surconsommation française. Pas étonnant que les techniciens de RTE gardent les yeux rivés sur les prévisions météorologiques !
Cette très grande thermosensibilité de la France explique aussi l’écart ahurissant entre la consommation la plus faible, mesurée (en termes de puissance appelée sur le réseau) à 30 gigawatts au cours du mois d’août, et les pics de consommation hivernaux, qui dépassent régulièrement les 90 gigawatts (le record ayant été enregistré en février 2012 à 102 gigawatts). Ces variations brutales de consommation fragilisent le mix énergétique, comprendre la structure de production d’électricité, qui peut être vite dépassé au moindre incident technique sur un outil important.
La filiale d’EDF n’est d’ailleurs pas la seule à jouer du tocsin. Durant tout son mandat à la tête de l’ASN, Pierre-Franck Chevet n’a pas arrêté d’alerter le gouvernement et les parlementaires sur les risques pesant sur l’approvisionnement en électricité du pays. A l’époque, alors que la France s’interrogeait sur sa transition énergétique, il avait en tête un incident obligeant à mettre à l’arrêt en hiver tout ou partie du parc nucléaire. Et il plaidait, en creux, pour que les centrales fonctionnant aux énergies carbonées, qui fournissaient jusqu’au milieu de la précédente décennie environ 10% de l’électricité consommée en France, ne soient pas fermées trop rapidement. Du moins pas avant que la France ne retrouve des marges de manœuvre. Mais personne ne l’a écouté.
Jusqu’au début des années 2010, cet édifice précaire a tenu. En complément de ses nombreux barrages (14% de la production) et de son parc nucléaire qui fournissait alors 75% de l’électricité du pays – et était largement surdimensionné pour les besoins pendant les mois d’été, d’automne et du printemps –, la France pouvait en effet compter sur des centrales à énergies carbonées (charbon, fioul et gaz), qui produisaient le complément nécessaire pour passer l’hiver. Sans oublier les importations massives d’électricité produite par les polluantes centrales à charbon allemandes. Seulement voilà, depuis dix ans, la France, comme les autres pays européens, a pris des engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour tenter de combattre le changement climatique. Les centrales au fioul et au charbon ont été fermées ou sont en cours de fermeture, et leur absence se fait désormais cruellement sentir dès que chute la température.
Car on ne peut guère compter sur les énergies renouvelables pour combler les manques. D’abord parce que la France n’a pas investi assez ces dernières années dans ce domaine – elle est même en retard sur ses propres objectifs, plutôt modestes pourtant . Selon le dernier bilan publié par l’office européen de statistiques Eurostat, la part des énergies décarbonées dans la consommation d’électricité s’élevait en France en 2019 à 17,2%, loin de l’objectif de 23% que le pays s’était fixé pour 2020, et inférieure également à la moyenne européenne (19,7%). Et encore, la majorité de cette production provenait de nos installations hydroélectriques, toujours vaillantes mais vieilles de plusieurs décennies. Alors qu’en Allemagne les éoliennes, le photovoltaïque et la biomasse produisent plus de la moitié de l’électricité, ces énergies ne jouent toujours chez nous qu’un rôle marginal. Le croira-t-on ? Dix ans après l’attribution des premiers parcs éoliens offshore par le gouvernement de Nicolas Sarkozy, aucune installation n’est, à ce jour, construite et opérationnelle. Chez nos voisins européens, en revanche, l’éolien en mer représente déjà 23 gigawatts de puissance installée, et ses performances sont bien supérieures à celles des moulins à vent terrestre, les zéphyrs étant plus constants au large qu’à terre.
Au reste, même si la France les avait développés à marche forcée, les panneaux solaires et les éoliennes ne nous seraient pas d’une grande utilité contre les pénuries d’électricité. Tout simplement parce qu’ils ne sont pas calibrés pour les grands froids. En général, les pointes de consommation hivernales se produisent soit le matin avant 9 heures, soit le soir entre 18 et 20 heures, à un moment où le soleil est absent, ce qui ne permet donc pas de faire fonctionner les installations photovoltaïques. Et les épisodes de basse température sont souvent marqués par l’absence de vent, ce qui met les éoliennes au chômage technique.
Le risque de manquer un jour d’électricité dans l’Hexagone est d’autant plus élevé que la programmation pluriannuelle de l’énergie, publiée par le gouvernement en avril 2020, prévoit la fermeture de 14 réacteurs nucléaires d’ici à 2035. Le calendrier prévoit bien la construction de 6 nouveaux réacteurs, mais leur construction ne commencerait pas avant 2024, et ils ne pourraient pas être opérationnels avant 2035 pour les deux premiers. Et encore, si EDF arrive à faire mieux qu’à Flamanville. Sans doute les énergies renouvelables, qui, il faut l’espérer, finiront par prendre toute leur place, permettront-elles de répondre à la demande durant les mois d’été, d’automne et du printemps. Mais en hiver, on sait déjà qu’elles ne suffiront pas à compenser la fermeture des réacteurs. D’autant que la politique du tout chauffage électrique contribuera encore à accroître la demande pendant cette période.
Comment les responsables de la filière comptent-ils résoudre cette impossible équation ? A ce jour, personne n’a la réponse, mais RTE a prévu de publier au cours du printemps des scénarios d’évolution du système prenant en compte les fermetures à venir de réacteurs. Pas sûr que cela suffise à rassurer les Français.
Comme si les problèmes de maintenance de ses centrales ne lui suffisaient pas, EDF doit faire face à un autre dossier chaud : son propre démantèlement. Le projet soutenu par le gouvernement, et baptisé Hercule, prévoit une scission en trois parties de l’entreprise qui croule actuellement sous les dettes : EDF Bleu, 100% publique, pour la production nucléaire ; EDF Vert pour les réseaux de distribution (Enedis), la commercialisation et les activités en concurrence (comme les énergies renouvelables, dont un tiers du capital serait vendu en Bourse) ; et EDF Azur, filiale de Bleu pour l’hydroélectricité. Ce projet aboutirait aussi à la mise en concurrence de l’hydraulique avec le nucléaire alors que, dans l’actuel système, les barrages viennent en soutien des centrales atomiques. Pour les syndicats, ce projet, qui n’a pas encore reçu l’aval de Bruxelles, revient ni plus ni moins à « désintégrer » l’entreprise publique. Avis de tempête sociale en perspective !