par Bernard Padoan • le 21 mars 2024
C’est un aréopage inédit qui se rassemble ce jeudi sur le plateau du Heysel, à Bruxelles : des délégations de 37 pays se retrouvent, à l’invitation de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), pour un premier Sommet international sur l’énergie nucléaire. L’objectif : affirmer l’importance de l’atome dans le cadre de la transition énergétique.
C’est que dans la foulée de la guerre en Ukraine et de la crise énergétique, le nucléaire fait un comeback fracassant. Avec en point d’orgue l’engagement à « accélérer » son développement « en tant que source d’électricité bas carbone » repris dans l’accord final de la dernière COP28 qui s’est tenue à Dubaï en décembre dernier . Un moment qualifié alors « d’étape historique » par Mariano Grossi, le directeur général de l’AIEA.
A Dubaï toujours, une vingtaine de pays (France, Etats-Unis, Japon, Ghana, Maroc, Pologne…) ont parallèlement appelé au triplement de la capacité de production nucléaire dans le monde d’ici à 2050. En Europe, c’est l’Alliance européenne du nucléaire, lancée il y a un an à l’initiative de la France et qui regroupe douze pays (Bulgarie, Croatie, Finlande, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et Suède) qui défend « le rôle du nucléaire dans la décarbonation de notre économie, à assurer la sécurité de l’approvisionnement et à contribuer à une autonomie stratégique ouverte ». Et qui s’est fixé un cap à 150 GW de capacité installée en Europe d’ici 2050 – contre 100 GW aujourd’hui, dont 61 en France.
La Suède a déjà annoncé sa volonté de construire dix nouveaux réacteurs, la Pologne en veut six pour remplacer ses centrales électriques au charbon – le premier devrait être construit par le groupe américain Westinghouse. En France, le président Macron a relancé un programme de construction nucléaire sur base d’au moins six EPR2 – des réacteurs de 1,6 GW chacun –, et potentiellement quatorze, dont le premier devrait sortir de terre d’ici la f in de la prochaine décennie.
A cette heure, il y a un peu plus de 400 réacteurs nucléaires en service dans le monde, totalisant une puissance de 370 GW électriques (voir l’infographie ci-contre) et produisant 9,2 % de l’électricité sur la planète. Tripler la capacité d’ici à 2050 reviendrait donc à construire plus de 700 GW supplémentaires dans les 35 prochaines années. Même si l’on s’en tient à un objectif un peu moins ambitieux, comme celui défendu par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans son scénario « zéro émissions nettes » qui vise plutôt un doublement du parc d’ici à 2050 – tout en conservant à peu près la même part dans le mix électrique–, cela représente une mise en service de 26 GW de nouvelle capacité nucléaire tous les ans – on était à 1 GW l’an dernier.
Pour Mycle Schneider , expert nucléaire indépendant et coordinateur du Rapport annuel sur l’état de l’industrie nucléaire, il faut regarder dans le rétroviseur sur le long terme pour se faire une idée de l’ampleur du défi. Or un tel rythme de mise en service n’a plus été atteint depuis la première grande vague de déploiement des réacteurs nucléaires, entre 1970 et 1990. « Sur les vingt dernières années, il y a eu dans le monde 102 mises en service… pour 104 fermetures », constate-t-il. « Et encore : c’est exclusivement la Chine qui a permis de maintenir tout juste l’équilibre. Si on retire les 49 réacteurs mis en service par Pékin, la balance nette tombe à 51 réacteurs dans le reste du monde depuis 2004. »
Selon l’expert, il faudrait déjà doubler la cadence de mises en chantier pour atteindre dix unités par an « rien que pour compenser les fermetures d’ici 2050 ». Un rythme qui n’a été atteint que six fois sur les 35 dernières années.
L’industrie nucléaire est-elle capable de se remettre en ordre de bataille pour accomplir cet exploit, et singulièrement en Europe ? Si l’on exclut « les Chinois qui construisent chez eux et les Russes qui construisent à l’étranger », selon la formule de Mycle Schneider, les derniers projets menés par l’industrie occidentale ont de quoi faire douter les marchés, que ce soit le modèle de réacteur EPR de la française EDF/Framatome ou AP1000 de l’américaine Westinghouse. Soit des unités dites de troisième génération – plus sûres –, mais qui restent basées sur la technologie « classique » des réacteurs à eau pressurisée.
Les chantiers de Flamanville (France), Hinkley Point C (Grande-Bretagne), Olkiluoto (Finlande) et Vogtle (Etats-Unis) ont avant tout défrayé la chronique pour avoir explosé leurs budgets et leurs délais de construction. Le réacteur finlandais est entré en service en 2022 après seize ans de travaux, contre quatre ans prévus à l’origine, et pour un coût total de 11 milliards d’euros au lieu de 3,4 milliards. A Flamanville, le chantier devrait durer 17 ans au lieu de cinq ans, et la facture grimper à près de 20 milliards au lieu de 3,3 milliards. Même les débuts de l’EPR2 ne sont pas de nature à rassurer les investisseurs : selon nos confrères du quotidien économique français Les Echos, EDF évalue désormais la facture prévisionnelle des six premiers exemplaires à 67,4 milliards d’euros, soit 30 % de plus que la première estimation datant de 2021.
« Le nucléaire, ce n’est pas comme le vélo », concède Yves Desbazeille, directeur général de NuclearEurope, l’association européenne de l’industrie nucléaire. « Quand après 20 ans où on n’a plus fait de nucléaire, on se dit qu’on va recommencer, on se retourne et malheureusement on s’aperçoit que le chaudronnier qui savait couler une cuve de réacteur ou qui savait forger un générateur de vapeur, eh bien il a soit fermé boutique, soit changé complètement de secteur. Pour pouvoir rebâtir une chaîne d’approvisionnement industrielle, il faudra garantir un carnet de commandes aux industriels pour qu’ils acceptent de réinvestir dans des usines. Et ce n’est qu’en reconstruisant cette capacité et en ayant une logique de programme qu’on v a réussir, pas autrement. C’est l’esprit dans lequel la Commission vient de décider de créer une alliance industrielle pour les SMR (les petits réacteurs modulaires, NDLR), comme on l’a fait pour les batteries ou l’hydrogène. »
Le soutien politique des Etats redonnera aussi confiance à la filière, dit le patron de NuclearEurope. « Les subsides, ce n’est pas le principal, mais des aides à la recherche ou des crédits sur des financements d’innovation sont de nature à donner l’impulsion initiale », souligne Yves Desbazeille.
La recherche est d’autant plus vitale qu’une grande partie du pari de la relance nucléaire repose sur des réacteurs qui n’existent pas encore, que ce soit les SMR ou les réacteurs de quatrième génération – réacteurs à neutrons rapides, à eau supercritique ou à sels fondus. « On voit émerger énormément de startup qui s’intéressent à ces modèles », constate Yves Desbazeille. « Bien entendu, tous ces projets n’iront pas jusqu’ au bout. A un moment, il va falloir concentrer ces initiatives pour ne pas se disperser . Ça prendra du temps parce que les procédures sont très longues, en particulier avec les autorités de sûre té, mais il y a plein de concepts innovants qui sont sur la table aujourd’hui. »
Des projets porteurs de beaucoup de promesses, donc. Pour les SMR, c’est la perspective d’utiliser ces petites unités décentralisées pour de nouveaux usages, comme la chaleur industrielle ou la production d’hydrogène décarboné. Pour les réacteurs de quatrième génération, c’est celle de réduire drastiquement les quantités de déchets radioactifs. Mais dans un cas comme dans l’autre, il n’existe aucun exemplaire commercial à ce jour. Les plus optimistes voient les SMR arriver au début des années 2030, les réacteurs de quatrième génération au milieu des années 2040. Et encore faudra-t-il à ce moment-là commencer à les déployer à grande échelle.
« Actuellement, il n’y a pas un seul design de SMR qui soit certifié », constate Mycle Schneider qui rappelle l’annulation en novembre dernier du projet américain NuScale dans l’Etat d’Idaho, qui était pour tant « le plus avancé en Occident, avec officiellement 1,8 milliard d’euros investi ». « En raison de la flambée des projections de coûts, ils n’ont pas trouvé de clients pour la production future d’électricité à un prix qui est le double d’un EPR qui n’est déjà pas bon marché ! Et au-delà de la conception, qui va mettre l’argent pour faire des usines ? Industriellement, on n’est nulle part. Or si on parle d’urgence climatique, c’est parce qu’il faut intégrer le facteur temps. »
« Il y a une phase de remobilisation qui va prendre du temps », reconnaît Yves Desbazeille. « Il y a une prudence extrêmement forte du marché. Parce que les expériences de l’EPR ont refroidi pas mal de gens. Donc il v a falloir convaincre de la capacité qu’il y a à maîtriser les coûts, les délais et à déployer à grande échelle. Il ne faut pas oublier qu’en deux ou trois ans, on est passé d’un secteur qui était considéré comme has been, à un momentum très positif. Il y a un vrai changement d’attitude. Toute confiance se gagne difficilement, mais elle se perd très facilement. Il faut que cette industrie soit à la hauteur. Mais en Europe, nous avons été capables de mettre en service 130 réacteurs en l’espace de 20 ans. Cela veut dire qu’on sait le faire. »
Au regard des incertitudes qui pèsent sur le futur développement des technologies nucléaires, « il y a une option qui est sans regret, c’est la prolongation de tous les réacteurs existants pour vingt ans », affirme Yves Desbazeille, directeur général de NuclearEurope, l’association de l’industrie nucléaire européenne. « Parmi toutes les options que nous avons sous la main pour réussir la transition énergétique, c’est la solution la plus économique et la plus efficace. Il y a des réacteurs américains qui ont déjà dépassé les 60ans. Donc on sait que c’est faisable. »
Selon les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie, parmi toutes les technologies de production d’électricité, le nucléaire prolongé (dit « LTO ») est celle qui offre le coût de production le moins élevé sur l’ensemble de la durée de vie – il est moins cher que le photovoltaïque et l’éolien onshore. Par contre, quand on parle de nouvelles centrales nucléaires, les choses changent. Une étude de la banque d’affaires Lazard pointe une augmentation de près de 50 % du prix de l’électricité produite depuis 2009, – passant de 123 à 180 dollars/MWh en 2023 – quand l’éolien onshore et le solaire baissaient respectivement de 63 et 83 %, à 60 et 50 dollars/MWh.
Pour Michel Allé, administrateur indépendant d’Elia, le gestionnaire du réseau électrique belge haute tension et auteur du livre Nucléaire contre renouvelables, pour en finir avec la guerre des religions, « c’est la réalité économique qui a tranché parce que l’écart de coût est tellement important. Et si le nucléaire est tellement cher, c’est parce que c’est compliqué et que c’est incertain. Sur la base de l’évolution des prix et des décisions des acteurs économiques, on va se retrouver dans une situation dans laquelle le nucléaire n’aura plus qu’une place marginale. Il va falloir convaincre les gens d’investir pour construire beaucoup de réacteurs, que ce soit des réacteurs classiques ou des SMR et pour cela, il faudra que le prix soit nettement moins élevé ».
A l’inverse, Michel Allé se prononce « très clairement » lui aussi pour la prolongation des réacteurs existants. « Quand on est capables de prolonger à des conditions économiques raisonnables, il faut prolonger », dit-il. L’accord avec Engie sur Doel 4 et Tihange 3, une bonne solution donc ? « En Belgique, je pense qu’ il aurait même été sans doute plus raisonnable de prolonger davantage de nucléaire », abonde-t-il. « A condition que ce ne soit pas un levier pour freiner le renouvelable. » Francesco Contino, professeur spécialisé dans l’Energie à l’UC Louvain ne dit pas autre chose. S’il ne voit « pas de raison technique ou économique » à l’actuelle « hype » que connaît le nouveau nucléaire, « par contre, là où potentiellement on a fait des erreurs, c’est sur la prolongation du nucléaire existant ». « Ça, c’est presque imbattable », insiste Francesco Contino. « Malheureusement, en Belgique, on v a se priver d’un outil qui aurait pu être peu coûteux et décarboné, et qui maintenait aussi un savoir-faire. » Le professeur de l’UC Louvain défend par ailleurs la recherche nucléaire, mais pas à n’importe quel prix. « On ne v a pas faire du nucléaire pour le plaisir , on fer a du nucléaire si c’est économiquement intéressant. L’alternative, c’est le soleil, le vent et la biomasse, qui sont déjà disponibles commercialement. Certes, nous avons des ressources limitées en Belgique, mais importer du renouvelable sera toujours moins coûteux que des SMR, par exemple. »
Des énergies renouvelables qui connaissent pourtant un défaut : le vent ne souffle pas tout le temps et le soleil se couche tous les jours… Les centrales nucléaires font figure de moyen de production décarbonée idéal pour assurer une base de production (ou « baseload ») qui n’est pas influencée par la météo et l’alternance jour/nuit. Un argument que rejette Michel Allé. De meilleures prévisions météo, des interconnexions permettant la mutualisation des surplus de production renouvelable à travers l’Europe, le développement des solutions de stockage (batteries) et la gestion de la demande permettent « aux gestionnaires de réseau d’intégrer sans problème des sources renouvelables qui ne sont pas intermittentes, mais variables ». Il en découle que « ce n’est pas du “baseload” dont on a besoin, mais d’appoint. Or le nucléaire n’est intéressant que quand on peut l’utiliser 85 % du temps à pleine capacité. C’est là qu’il est rentable. »
Ne faut-il précisément pas y voir une opportunité pour les futurs petits réacteurs nucléaires « modulaires » ? « Les coûts au kWh dépendent de votre capacité à amortir votre installation sur une quantité d’énergie importante », ajoute Francesco Contino. « Ces nouveaux réacteurs auront potentiellement cette faculté de moduler leur production, mais pour être économiquement viables, il faudrait qu’ils ne modulent jamais ! »
Sauf à utiliser les SMR à une autre fonction quand ils ne produisent pas d’électricité commerciale, comme faire de l’hydrogène décarboné par exemple. « Des SMR comme formule de complément, c’est possible pour autant que ce soit à des coûts raisonnables, qui ne sont pas démontrés jusqu’à présent », conclut Michel Allé.
La Russie garde la main sur la moitié de l’uranium enrichi
Augmenter la part de production nucléaire dans le mix énergétique permet-il à l’Europe d’accroître son autonomie énergétique ? La guerre en Ukraine a mis en lumière la dépendance du Vieux Continent en matière d’approvisionnement énergétique. Traumatisée par la fin des livraisons russes par gazoducs, l’UE s’est juré de diversifier ses sources de livraison.
Qu’en est-il pour l’uranium utilisé dans nos centrales ? Selon les derniers chiffres de l’Association nucléaire mondiale, cinq pays se partagent près de deux tiers des ressources mondiales d’uranium : l’Australie (28 %), le Kazakhstan (13 %), le Canada (10 %), la Russie (8 %) et la Namibie (8 %). En matière de production d’uranium, toutefois, le classement change, puisque le Kazakhstan passe en tête (43 %), devant le Canada (15 %), la Namibie (11 %), l’Australie (10 %) et l’Ouzbékistan (6,5 %). Mais à qui l’Europe achète-t-elle son uranium. Une fois encore, changement de podium : selon les dernières données d’Euratom pour 2022, le Kazakhstan (28 %) précède cette fois le Niger (25 %), le Canada (22 %), la Russie (17 %) et l’Ouzbékistan (4 %).
A ceci près qu’on ne met pas directement l’uranium extrait du sol dans un réacteur : il doit d’abord être « enrichi », c’est-à-dire qu’on augmente à environ 4 à 5 % la quantité d’uranium 235, son isotope fissile. Or peu d’entreprises dans le monde maîtrisent cette opération. Et là, le classement rebascule une nouvelle fois, puisque c’est la société Tenex, filiale du géant russe Rosatom qui possède 46 % des capacités mondiales d’enrichissement – il n’y a d’ailleurs pas de sanctions touchant le combustible nucléaire russe – pour 31 % à Urenco (Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas, Etats-Unis), 12,5 % à la française Orano et 10 % aux Chinois de CNNC.
La mainmise de la Russie sur le combustible nucléaire est donc patente, même si en 2022, deux tiers des besoins en enrichissement des exploitants nucléaires européens étaient assurés par le duo « local » Orano et Urenco, et le tiers restant « seulement » par Rosatom, toujours selon Euratom.