par André Thomas • le 6 Décembre 2023
Dans l’univers très peu transparent de l’industrie nucléaire, le « World Nuclear Industry Status Report » (WNISR) dont la dernière édition vient de sortir, est la seule source d’information indépendante et critique compilant des données précises et actualisées sur l’atome à l’échelle mondiale.
Ce rapport qui compte pas moins de 540 pages, disponible sur internet, est publié chaque année depuis quinze ans par une équipe internationale de spécialistes, coordonnée par Mycle Schneider. A la fois consultant international sur l’énergie et observateur critique du nucléaire, il réfute d’être réduit à un statut d’ « opposant », son travail portant d’abord sur la collecte et l’analyse de données. [1]
Même l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), autre source d’information, mais favorable, elle, à l’atome, et dont les données et les responsables proviennent des États ou des entreprises qui leur sont liées, a dû réviser à la baisse sa présentation de l’activité réelle du parc de réacteurs dans le monde, suite aux données publiées par le WNISR.
L’un des premiers constats du rapport est qu’en dépit de l’effervescence de la France – qui possède le plus fort taux mondial de nucléaire dans sa production électrique – cette source d’énergie est marginalisée au niveau mondial par les énergies renouvelables.
Ainsi, en 2022, « les investissements dans les renouvelables (sans compter les barrages hydroélectriques) ont atteint 495 milliards de dollars ». Un record historique. Et « 14 » « fois plus que dans le nucléaire », qui a dû se contenter de 35 petits milliards.
La capacité de production électrique supplémentaire installée des renouvelables en 2022 - hydroélectricité incluse cette fois - « a atteint 348 GW, contre seulement 4,3 GW pour les centrales nucléaires ».
Si les panneaux solaires et les éoliennes se sentent pousser des ailes, il n’en est pas de même des centrales, dont l’essor, après avoir décollé autour de 1965, a cessé vers 1985. Depuis lors, les mises en service de réacteurs se sont effondrées et leur nombre est rarement plus nombreux que celui des arrêts d’activité.
Ainsi, au cours des vingt dernières années, « on a compté 105 fermetures de réacteurs et seulement 99 mises en service ». Et encore, la Chine a-t-elle, à elle seule, fait bouger les lignes : « elle a mis en service 49 réacteurs et n’en a arrêté aucun ». Mais dans le reste du monde, « le solde est une réduction nette de 55 unités ». A la mi 2023, on compte donc « 407 réacteurs en activité, d’une capacité de 365 GW, quatre de moins que l’année d’avant et 31 de moins qu’en 2002 ».
Ainsi, le parc nucléaire mondial vieillit : « l’âge moyen des réacteurs en service continue d’augmenter et est passé de 30 ans à la mi 2022 à 31,4 ans à la mi-2023. » Les deux tiers du parc mondial « fonctionnent depuis plus de trente ans" et "un quart depuis plus de 40 ans »
Réduction de la taille, vieillissement… La production d’électricité nucléaire s’en ressent : « elle a chuté de 4 % l’an dernier et sa part dans l’électricité mondiale est tombée à moins de 10 % », un record « depuis quarante ans ».
Même aux États-Unis, qui possèdent le parc le plus puissant au monde, « la part de la production nucléaire dans l’électricité est tombée à 18 %, la plus basse depuis 25 ans ». En revanche, le solaire et l’éolien « dépassent désormais les 12 % de la production mondiale d’électricité ».
Si les capitaux se concentrent désormais sur les énergies renouvelables, dont les solutions de stockage (généralement par batteries) « compensent de mieux en mieux l’intermittence et ce, à un prix qui baisse », c’est que la production nucléaire est, elle, chère.
Le WNISR rappelle que, selon une modélisation de Lazard, selon les conditions financières, le nucléaire peut coûter jusqu’à quatre fois plus cher que l’éolien terrestre.
Ce surcoût résulte notamment de la durée grandissante et des aléas des chantiers. « Sur les 58 réacteurs en construction dans le monde, 24 subissent un retard, dont 9 ont des retards accrus sur ceux déjà annoncés ». En 2022, sur les16 réacteurs qui devaient effectuer leur connexion au réseau, « sept seulement l’ont réellement fait ».
Il faut dire que la durée de construction s’allonge. Celle des huit réacteurs livrés en Chine entre 2020 et 2022 « a été de 6,5 ans ». Celle des sept réacteurs livrés dans le monde en 2022 « a été de 9 ans » (soit 108 mois). C’est « 1,7 année de plus que ceux livrés l’année d’avant ». Sept réacteurs sont en construction « depuis plus de dix ans » (120 mois) au Brésil, en Inde, au Japon et en France. EDF promet, pour sa part, de livrer ses futurs EPR2 en 105 mois.
L’autre conséquence, c’est aussi l’envolée des coûts. Alors qu’EDF et l’État français promettent la construction de six EPR2 pour 51,7 milliards d’euros, soit 8,6 milliards pièce, au Royaume-Uni, le coût de la construction des deux EPR d’EDF à Hinkley Point C « a été revu à 37 milliards d’euros », soit 18,5 milliards pièce. Aux États-Unis, où vient d’entrer en service le premier des deux réacteurs de Vogtle (Géorgie), le coût de construction des deux unités prévues « est de 32,4 milliards d’euros », soit 16,2 milliards pièce.
Cette envolée des coûts a aussi eu raison du projet américain NuScale, le plus avancé de SMR, ces « small modular reactors » (petits réacteurs modulaires) présentés comme la meilleure solution pour remplacer rapidement des centrales à charbon.
Le WNISR estime, pour sa part, que « la couverture médiatique mondiale des SMR est déconnectée de la réalité ». En dehors de Chine et de Russie, il n’y a « pas de progrès notable » : « pas de mise en service, ni de lancement de construction, ni même de certification de conception ». Au contraire, « le projet le plus avancé, NuScale, a été abandonné, puisque son coût par kilowatt se révélait deux fois plus élevé que celui du plus cher des EPR européens ».
Les entreprises qui développent le nucléaire se réduisent finalement à une poignée d’acteurs publics, dont les constructeurs chinois, avec 23 réacteurs en construction en Chine ; le russe Rosatom, avec 24 projets, dont 19 à l’export ; le français EDF, qu’il a fallu renationaliser, et le sud-coréen Kepco, lui aussi en difficulté financière.
Le WNISR n’omet pas d’aborder certains volets délicats. Sur les 212 réacteurs arrêtés dans le monde, « seulement 22 ont été démantelés, sans progression depuis l’an dernier » : 17 aux USA, quatre en Allemagne, un au Japon. Et toujours aucun en France, ni en Russie, au Royaume-Uni, ou au Canada.
L’autre point, ce sont les catastrophes. Douze ans après celle de Fukushima, alors qu’on a à peine commencé à évacuer les débris des quatre réacteurs, on compte encore 27 000 des 165 000 habitants évacués en urgence qui vivent « comme des réfugiés ».
(Plus...)
[1] Le WNISR précise qu’il est soutenu financièrement par 7 organismes, basés dans 4 pays, dont 3 fondations. Aucun soutien financier ne dépasse 40 % du budget total. Il précise qu’aucun organisme n’a d’influence sur le contenu du rapport, dont le contenu ne leur est pas communiqué avant publication.