Par Gilles Toussaint • publié le 16 février 2023
Que sont allées faire les troupes russes sur le site de Tchernobyl dès les premières heures de l’invasion de l’Ukraine ? Un an après le début du conflit, cet épisode n’a toujours pas de réponse claire,mais il a mis en évidence la nature inédite d’une guerre qui, pour la première fois, se déroule sur le territoire d’un pays nucléarisé.
Très vite, des voix se sont manifestées pour alerter contre le risque de voir les installations nucléaires civiles ukrainiennes prises – volontairement ou involontairement – pour cibles dans le cadre des combats. Des craintes rapidement confirmées lors de l’assaut mené par l’armée russe pour s’emparer de la centrale de Zaporijjia, le plus grand site nucléaire d’Europe.
Si des équipes de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont désormais présentes en permanence au sein de ces installations, le directeur de cette agence, Rafael Mariano Grossi, n’a toujours pas obtenu des belligérants la création d’une zone de protection autour de la centrale afin d’en garantir la sûreté nucléaire. Et ce alors même que les échanges d’artillerie se poursuivent à proximité du site, sans plus vraiment mobiliser l’attention médiatique.
En ce qui concerne Tchernobyl, les risques étaient relativement limités dans la mesure où les assemblages de combustible des réacteurs de la centrale – dont le dernier a été arrêté en décembre2000 – sont refroidis depuis très longtemps, détaille Karine Herviou, directrice générale adjointe en charge du Pôle sûreté nucléaire de l’Institut français de Radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). À ce stade, poursuit-elle, on ignore toujours la portée des éventuels dégâts commis par les troupes russes lors de l’occupation de l’ancienne centrale, aujourd’hui repassée sous contrôle de l’armée ukrainienne et où des équipes de l’AIEA sont également présentes, “mais il n’y a, a priori, aucune information alarmante”.
Dans les autres sites toujours opérationnels, “la conception des centrales nucléaires russes, où le coeur du réacteur et la piscine d’entreposage du combustible usagé sont situés dans l’enceinte de confinement en béton, offre une meilleure robustesse en cas d’agression directe”, complète-t-elle.
À Zaporijjia, les six réacteurs sont désormais arrêtés, deux d’entre eux étant maintenus dans une phase dite “d’arrêt à chaud”, qui permet d’utiliser leur puissance résiduelle pour fournir de la vapeur à un réseau de chauffage urbain. Sur le plan de la sécurité, cette mise hors service des réacteurs est un élément positif dans la mesure où cela permet de limiter “de façon importante les conséquences possibles d’un accident, car les produits de la réaction de fission sont en diminution par rapport à un réacteur en fonctionnement”, encore Mme Herviou.
Mais la situation reste néanmoins précaire car, même à l’arrêt, une centrale nucléaire a besoin d’électricité pour alimenter les pompes qui font circuler l’eau pour refroidir le coeur des réacteurs, ainsi que les assemblages de combustible radioactif usagé entreposés dans des piscines. Or les quatre lignes électriques qui servent à assurer le fonctionnement de la centrale sont régulièrement ciblées parles bombardements russes. Une seule d’entre elles reste à ce jour encore opérationnelle, ainsi qu’une ligne de secours, mais toutes deux de manière intermittente en fonction de ces attaques.
“Cela reste donc une situation très très fragile”, estime Karine Herviou, tout en soulignant qu’une vingtaine de groupes électrogènes de secours sont installés sur le site et disposent d’une réserve de carburant qui leur donne plus d’une dizaine de jours d’autonomie, une marge de manœuvre qui peut être mise à profit pour restaurer les sources électriques externes (ou : pour restaurer les lignes d’alimentation électrique de la centrale) en cas de problème.
Autres sujets d’inquiétude, l’état physique et moral du personnel de la centrale soumis à un énorme stress depuis des mois et dont les familles sont également exposées aux affres de la guerre. “On ne sait pas bien comment ils s’organisent et comment sont prises les décisions depuis que le directeur ukrainien de la centrale a été écarté. On a peu d’informations à ce propos”, commente notre interlocutrice. L’occupation du centre de crise de la centrale par les Russes pose aussi question sur “leur capacité à gérer une situation accidentelle, s’il y avait un problème”, note encore l’experte de l’IRSN.
Mais la principale menace est probablement liée aux bombardements continus menés par l’armée russe contre les grandes infrastructures énergétiques (transformateurs, etc.) ukrainiennes, qui font fait peser un risque de “black-out” sur l’ensemble du pays, qui compte au total une quinzaine de réacteurs. “Dans ce contexte, la situation reste extrêmement précaire et le risque d’accident est accru”, conclut-elle.
Une analyse que partage le consultant indépendant Mycle Schneider, qui vient de publier l’édition 2022 du "Rapport annuel sur l’industrie nucléaire" [World Nuclear Industry Status Report]. “La question n’est pas simplement celle des attaques directes et de savoir si une enceinte de protection va résister à un missile ou pas, détaille-t-il. L’enceinte de confinement, c’est l’élément le plus costaud. Ce n’est pas là qu’est le principal risque. Pour avoir un niveau de sûreté satisfaisant, il faut en permanence une chaîne de refroidissement, autant des réacteurs que des piscines. C’est la condition sine qua non. Or, dans la situation actuelle, des scénarios d’interruption de cette chaîne de refroidissement, qui dépend de l’alimentation en électricité et en eau de refroidissement, peuvent survenir à n’importe quel endroit, notamment au niveau de la connexion avec la source froide qui alimente le réacteur en eau. Et ce risque de black-out fait partie des situations critiques en sûreté. Les générateurs diesel d’ultime secours, d’un manque de fiabilité notoire, ça s’appelle bien d’ultime secours. On ne peut pas être totalement dépendant de ces équipements. C’est le paradoxe des centrales nucléaires qui alimentent le réseau électrique mais dépendent également de celui-ci.”
En cas d’interruption de l’alimentation électrique et de défaillance d’un groupe électrogène, les événements susceptibles de mener à un accident peuvent s’enchaîner extrêmement rapidement, pointe-t-il. “La fusion du cœur peut s’enclencher en moins d‘une heure dans le cas d’un réacteur en puissance.”
Compte tenu de la tactique russe consistant à bombarder les infrastructures énergétiques partout où ils peuvent, cette garantie de sécurité n’est plus du tout rencontrée pour l’ensemble des centrales nucléaires en Ukraine, juge-t-il. “Ce risque-là reste majeur”, insiste Mycle Schneider en rappelant que la centrale de Zaporijjia a déjà dû faire face à de multiples ruptures de son alimentation en électricité.
C’est inimaginable ! J’ai le sentiment qu’il y a une sorte de saturation de l’attention publique que l’on porte à cette question et que cela n’inquiète plus personne. Or il ne faut surtout pas que l’on s’y habitue en se disant qu’il ne s’est rien passé depuis un an, donc que les choses sont sous contrôle. Ce n’est pas le cas et un accident nucléaire grave en Europe reste possible tous les jours.[Mycle Schneider, consultant indépendant, spécialiste de l’industrie nucléaire.]
Plus globalement, ce spécialiste s’inquiète d’une forme de “normalisation” dans l’opinion publique du fait que des centrales nucléaires pourraient fonctionner dans un pays en guerre. “C’est inadmissible ! Aucune centrale nucléaire au monde n’a été construite pour fonctionner dans un contexte de guerre !”
À ce propos, il s’interroge sur la gouvernance de l’AIEA qui, tout en tentant de s’imposer en médiatrice garante de la sécurité des centrales ukrainiennes, “continue à travailler main dans la main avec Rosatom (l’entreprise publique russe spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire, NdlR) pour le développement de centrales nucléaires dans le monde”.
“Aujourd’hui, 25 des 59 réacteurs en construction dans le monde sont de conception russe, dont 20 dans des pays étrangers. Et c’est l’AIEA qui gère le processus menant au développement de ces programmes nucléaires. Elle prépare donc le terrain à Rosatom, alors même que cette entreprise vient en appui de l’armée russe dans l’occupation du site de Zaporijjia, ce que le gouvernement ukrainien appelle du ‘terrorisme d’État’. Qui plus est, Mikhail Chudakov, le patron du département énergie nucléaire à l’AIEA, est un Russe nommé par Poutine. Il y a quand même un vrai problème de gouvernance, non ?”
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