Source :
Toute l’Europe–Énergie nucléaire en Europe : relance stratégique ou pari risqué ?
https://www.touteleurope.eu/environnement/nucleaire-en-europe-relance-strategique-ou-pari-risque
par Florian Chaaban • 23 July 2025
C’est une question qui ne cesse de revenir dans le débat énergétique : faut-il, ou non, relancer l’énergie nucléaire ?
Après avoir connu un net recul à la suite des catastrophes de Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011), l’énergie nucléaire revient progressivement au cœur des stratégies énergétiques de plusieurs pays européens. De nombreux États avaient pourtant tourné le dos à l’atome en réaction à ces événements douloureux : l’Italie l’a abandonné par référendum dès 1987, la Lituanie a définitivement fermé ses installations nucléaires en 2009, la Suisse a acté une sortie progressive dans la loi en 2017, et l’Allemagne a arrêté ses dernières centrales au cours de l’année 2023.
Cette désaffection s’est traduite dans les chiffres : entre 2006 et 2023, la production nucléaire a chuté de 32 % en Europe, tandis que les énergies renouvelables ont pris le relais, dépassant 46 % de la production d’électricité de l’UE en 2024, contre moins de 25 % pour le nucléaire.
Mais la tendance tend à s’inverser. Les conséquences de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, la recherche d’indépendance énergétique et de stabilité des prix poussent plusieurs pays à reconsidérer l’option nucléaire. La Pologne, encore fortement dépendante du charbon (63 % de sa production), a ainsi signé en septembre 2023 un accord avec un consortium américain pour construire sa première centrale, prévue pour 2033, suivie de deux autres destinées à couvrir 30 % de ses besoins. La République tchèque, la Suède ou la Finlande envisagent aussi de nouveaux projets.
« L’énergie nucléaire est une solution de substitution à faible intensité de carbone aux combustibles fossiles », écrit le Parlement européen. Dans la pratique, le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (traité Euratom) constitue la base juridique de la plupart des actions de l’Union dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Celles-ci s’inscrivent dans la politique énergétique de l’Union européenne, qui repose sur les principes de décarbonation, de compétitivité, de sécurité d’approvisionnement et de durabilité. Elle vise notamment à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie et la sécurité de l’approvisionnement énergétique au sein de l’Union, ainsi qu’à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie, le développement des énergies renouvelables et l’interconnexion des réseaux énergétiques. La politique de l’énergie de l’Union est avant tout axée sur la mise en œuvre d’un ensemble de mesures visant à la concrétisation d’une véritable union de l’énergie.
La politique énergétique du bloc a pris un tournant significatif avec l’intégration du nucléaire au sein de la taxonomie européenne depuis le 1er janvier 2023. Ce cadre réglementaire classe désormais l’énergie nucléaire - comme le gaz - parmi les investissements considérés comme « durables », sous certaines conditions strictes liées notamment à la gestion des déchets et au démantèlement des installations. Cette reconnaissance, obtenue après d’intenses débats et un important travail de plaidoyer de la France, positionne le nucléaire à côté d’autres technologies essentielles à la lutte contre le changement climatique. Ce qui lui permet de bénéficier plus facilement des financements verts orientés vers la décarbonation de l’économie européenne.
En outre, le Net-Zero Industry Act (NZIA), adopté en 2024, marque une étape stratégique supplémentaire : il reconnaît officiellement le nucléaire - incluant la fission, la fusion et l’ensemble du cycle du combustible - comme technologie « stratégique » pour l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050, conformément aux objectifs du Pacte vert.
Plus récemment, le 2 juillet 2025, la Commission européenne a présenté ses nouveaux objectifs climatiques. L’objectif : baisser de 90 % les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2040 par rapport à 1990. Et pour le commissaire au Climat Wopke Hoekstra, « le nucléaire fait partie de la solution. Je ne vois pas comment nous pouvons atteindre nos objectifs climatiques sans maintenir, et très probablement augmenter, notre capacité nucléaire ». Et d’ajouter : « bien sûr, deux prérequis sont essentiels : la sûreté des installations et un stockage sûr des déchets nucléaires ».
Dans le cadre de son huitième Programme indicatif nucléaire (PINC), un document stratégique évaluant les besoins d’investissement dans le secteur nucléaire à l’horizon 2050, la Commission européenne chiffre à plus de 240 milliards d’euros d’ici 2050 les efforts nécessaires dans ce secteur. Même si, à cette échéance, l’électricité sera majoritairement issue des énergies renouvelables, l’institution prévoit que la capacité nucléaire installée dans l’UE devra augmenter, passant de 98 gigawatts actuellement à 109 gigawatts. En parallèle, les technologies innovantes - petits réacteurs modulaires (SMR), réacteurs avancés (AMR), microréacteurs et, à plus long terme, la fusion – nécessiteront aussi des financements pour être développées et intégrées dans le mix énergétique européen.
Ces dernières décennies, le nucléaire était devenu un sujet tabou en Europe. Pourtant, le continent apprécie cette énergie : sur les 411 réacteurs opérationnels dans le monde en mars 2025, selon le World Nuclear Industry Status Report, 122 sont situés en Europe occidentale et orientale, hors Biélorussie (2 réacteurs) et Russie (36). La France en compte 57 (répartis dans 18 centrales), le dernier ayant été mis en service en décembre 2024 à la centrale de Flamanville 3.
Emmanuel Macron avait annoncé, le 10 février 2022, une stratégie nucléaire ambitieuse à long terme. Au terme de son premier mandat, le chef de l’État avait fixé trois priorités : prolonger la durée de vie des centrales au-delà de 50 ans, construire six réacteurs EPR d’ici 2035, et développer des petits réacteurs modulaires d’ici 2030. Une stratégie répondant à la fois à l’augmentation de la demande d’électricité et aux objectifs de décarbonation de l’économie du pays, comme du continent. En février 2025, Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission européenne chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, s’est rendu dans la centrale nucléaire de Flamanville. Son message : il est temps d’écouter les défenseurs du nucléaire.
L’activisme de la France en faveur du nucléaire a trouvé un écho auprès de certains États membres. Depuis février 2023, l’Alliance européenne du nucléaire regroupe les pays engagés à promouvoir le soutien de cette énergie dans les politiques européennes. Lors de sa dernière réunion en mai 2025, elle comptait douze États membres et plusieurs observateurs. Parmi ces derniers, l’Italie a émis fin février l’hypothèse d’un retour à l’énergie nucléaire, après environ 40 ans d’opposition de l’opinion publique. Le gouvernement de Giorgia Meloni soutient que le nucléaire pourrait jouer un rôle clé dans le renforcement de la sécurité énergétique de la péninsule, ainsi que dans la décarbonation et la réduction des prix élevés de l’électricité.
Même son de cloche au Danemark, champion de l’éolien, où l’interdiction du nucléaire, en vigueur depuis 1985, est remise en question. Le pays, qui importe une part de son électricité d’origine nucléaire, reconnaît que les énergies renouvelables, bien qu’essentielles, ne suffisent pas à couvrir les besoins constants. En 2025, le Folketing (le parlement du pays) a voté pour lever cette interdiction, envisageant des petits réacteurs modulaires (SMR) pour produire une énergie stable et décarbonée, complémentaire de l’éolien et du solaire.
La réponse la plus concrète est venue de nos voisins belges. Le 15 mai 2025, le pays a abrogé une loi prévoyant la sortie de l’atome cette même année. Une mesure adoptée à une large majorité (102 voix pour, 8 contre et 31 abstentions). Concrètement, le nouveau texte supprime toute référence à une sortie de l’atome en 2025, ainsi que l’interdiction qui était faite à la Belgique de construire de nouvelles capacités de production nucléaire. Il offre la possibilité d’étendre la durée de vie d’autres réacteurs, au-delà des deux déjà prolongés pour dix ans - jusqu’en 2035 - après un accord en 2023 entre l’État belge et l’exploitant du parc nucléaire, le groupe français Engie.
En Allemagne aussi, l’idée fait son chemin, bien qu’un changement de paradigme semble plus lointain. Alors que le pays a débranché ses trois derniers réacteurs en 2023, les dernières élections législatives en février 2025 ont vu le sujet du nucléaire revenir en force dans le débat public outre-Rhin. Pendant sa campagne, le nouveau chancelier Friedrich Merz a qualifié la fermeture des centrales allemandes de « décision fatale ». Et pour cause, Berlin est aujourd’hui contraint d’importer une quantité significative d’électricité, notamment depuis la France, et ce, malgré le développement de ses capacités de production d’énergies renouvelables.
Ce retour en grâce du nucléaire dans le débat énergétique s’accompagne naturellement d’un certain nombre de questions. Si une partie de l’UE est acquise au retour de l’atome, l’Espagne mise par exemple sur une sortie définitive du nucléaire, prévue à l’horizon 2035. Une décision elle aussi à l’origine de crispations. L’opposition de droite cherche quant à elle à garantir le rôle du nucléaire dans la décarbonation, tandis que les deux principales compagnies d’électricité du pays ont demandé un report du calendrier de l’arrêt programmé des réacteurs. En outre, le black-out géant survenu dans la péninsule ibérique fin avril a mis en lumière la difficulté de gérer un réseau électrique soumis aux fortes variations de production des énergies renouvelables.
Dans un rapport publié en juillet 2025 par l’Institut français des relations internationales (Ifri), intitulé « Renouer avec l’ADN nucléaire de l’Europe », l’experte en transition énergétique Cécile Maisonneuve appelle l’Europe à une politique nucléaire ambitieuse. « Malgré une maîtrise presque totale de la chaîne de valeur technologique et industrielle, l’Union européenne sous-exploite le potentiel [nucléaire], freinée par des réglementations discriminatoires et un manque d’ambition collective », écrit-elle. Or « la souveraineté technologique de l’UE dans le domaine nucléaire représente son seul atout stratégique majeur dans un monde où la compétition pour les technologies énergétiques bas carbone s’intensifie. Loin d’être une énergie du passé, le nucléaire représente l’un des rares domaines où l’Europe conserve une avance technologique et industrielle face aux géants américains et chinois », selon la spécialiste.
Les obstacles à cette reconnaissance européenne du nucléaire sont notamment techniques. En France par exemple, la production d’électricité d’origine nucléaire diminue malgré le discours volontariste du gouvernement et du chef de l’État. La production a atteint son sommet en 2005 avec 430 térawattheures (TWh), contre 361,7 TWh en 2024, représentant 67,1 % du mix électrique. Le vieillissement des réacteurs, notamment en raison de la corrosion des circuits de refroidissement, entraîne des opérations de maintenance plus fréquentes et prolongées. En mars 2025, 14 réacteurs étaient à l’arrêt, ce qui a entraîné une baisse de la productivité.
Plus largement, les opinions publiques européennes restent globalement réticentes face à ce type de production. Et ce, sans compter l’épineuse question des déchets radioactifs et de leur stockage, qui n’a pour le moment pas encore été tranchée. La guerre en Ukraine rend également ce sujet sensible, le conflit ayant lieu dans un pays disposant de quatre centrales et qui a connu la catastrophe de Tchernobyl. Le site de Zaporijjia, plus grande centrale nucléaire d’Europe, a déjà été la cible de plusieurs attaques russes, laissant craindre le pire.
La relance du nucléaire en Europe cristallise à la fois espoirs et inquiétudes. Perçu par certains comme un levier incontournable de la transition énergétique, il reste pour d’autres une source d’énergie présentant de nombreux risques. Entre objectifs climatiques, besoins en électricité stable et compétitivité industrielle, l’Union européenne est à la croisée des chemins.
(Plus...)