Publié le 05/02/2020 à 15h38 Mis à jour le 10/02/2020 à 15h08
Eric Wattez, Thierry Gadault
Minuscule station balnéaire du Cotentin, Les Pieux respire une étonnante prospérité. Les vieilles façades en pierre et les trottoirs pavés ont même l’air d’avoir été briqués à la brosse à dents. Avec à peine 3.000 habitants, la petite commune dispose d’une zone commerciale et de nombreux magasins en centre-ville. Le soir, l’ambiance s’électrise un peu. Entre 18 et 20 heures, avant de retourner dans leurs bungalows des campings voisins, des cohortes d’hommes plutôt jeunes se pressent aux comptoirs, boivent des bières et jouent aux fléchettes. Ce sont les salariés des sous-traitants d’EDF qui, à dix minutes de là, participent à la construction de l’EPR (réacteur pressurisé européen) de Flamanville. Un chantier ouvert en 2007 et toujours pas terminé… pour le plus grand bonheur des cafetiers.
« On doit beaucoup à EDF par ici, comme vous pouvez le voir. Quant aux retards, au moins, c’est bon pour les affaires ! », lâche ainsi le patron du PMU. « Ce chantier, c’est une catastrophe », grommelle, pour sa part, un tout jeune retraité accoudé au zinc. D’abord réticent à en dire plus, Patrice, c’est son nom, finit par lâcher avec un sourire entendu : « J’étais à l’inspection des soudures, alors vous savez…»
Ah, les soudures ! Un nouveau casse-tête pour notre électricien national, qui ne parvient décidément pas à bâtir sa nouvelle cathédrale de l’atome au bord de la Manche. A cause de huit d’entre elles, vitales pour la sécurité du réseau vapeur mais estimées non conformes par l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), EDF a annoncé, fin septembre, que l’EPR ne démarrerait pas avant 2023. Le coût prévisionnel est désormais de 12,4 milliards d’euros, presque quatre fois les estimations initiales.
Et encore faudrait-il que la solution retenue pour réparer le réseau vapeur – envoyer un robot à l’intérieur de la tuyauterie pour refaire les soudures – soit validée par l’ASN, ce qui est loin d’être acquis tant l’opération semble complexe. Or, pendant que nous piétinons, les Chinois, eux, avancent : ils ont, en effet, réussi à construire deux EPR à Taishan, au sud de Canton, et à les raccorder au réseau, le premier en 2018, le second en septembre dernier. Leur design, signé Areva (rebaptisé depuis Framatone), est pourtant similaire à celui de Flamanville.
Certes, ce chantier n’a pas été non plus une sinécure : les deux tranches de la centrale, exploitée par la CGN (China General Nuclear Power Generation, 70% des parts) et EDF (30%), ont été livrées avec quatre ans de retard et un surcout de 60%, un dérapage qui s’expliquerait pour moitié par l’augmentation rapide des salaires dans l’empire du Milieu. Mais, toutes proportions gardées, le dérapage est modeste. Comment, en France, une entreprise qui se présente comme le champion du nucléaire a-t-elle pu aboutir à un tel fiasco ?
Il faut d’abord rappeler que l’EPR, réacteur dit de « troisième génération », est une machine très compliquée. Sa conception est le fruit d’une coopération entre Framatome et Siemens dans les années 1990, poursuivie ensuite par le seul Areva. L’objectif était de créer un réacteur plus puissant (1650 mégawatts contre un maximum de 1450 mégawatts jusque-là), et à la durée de vie plus longue (de 60 à 80 ans, pour 40 ans précédemment) afin de pouvoir amortir l’engin. Surtout, ce réacteur, post-Tchernobyl, devait être plus sûr : son enceinte de confinement est donc composée de deux parois bunkérisées au lieu d’une, tandis que sa base inclut un récupérateur de corium, surnommé le « cendrier », qui permet d’isoler le cœur en cas de fusion accidentelle.
A cette sophistication initiale se sont ajoutées les nouvelles contraintes réglementaires de l’ASN après la catastrophe de Fukushima en 2011. Depuis, les interventions du gendarme du nucléaire seraient à l’origine de tous les reports de calendrier. Du moins, c’est ce que veulent croire les plus ardents défenseurs de cette technologie. « Ils sont quand même devenus particulièrement pointilleux et procéduriers », déplore ainsi Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen (Société française d’énergie nucléaire), association scientifique et l’un des principaux représentants de l’atome.
A la décharge de notre électricien, il faut dire qu’il est loin d’être le seul à connaître des difficultés pour achever une centrale nucléaire. « Il y a 46 réacteurs en construction dans le monde. Dont 60% au moins connaissent des retards, constate ainsi le consultant Mycle Schneider, coauteur de The World Nuclear Industry Status Report, une étude annuelle qui fait référence. Et souvent, les coûts dérivent aussi. » L’un des cas les plus spectaculaires, au côté de Flamanville, est d’ailleurs celui d’un autre EPR, sous la houlette d’Areva, celui-là. Il est situé à Olkiluoto, en Finlande, sa construction a démarré en 2005 et sa mise en route est annoncée pour 2020… avec onze ans de retard et un budget qui a plus que triplé.
Pour justifier ces dérives, EDF rabâche toujours les mêmes arguments. D’abord, assure l’électricien, c’est le sort de toute tête de série que d’essuyer les plâtres. « Dans notre métier, on connaît obligatoirement des déboires quand on lance un prototype », insiste d’ailleurs Xavier Ursat, directeur exécutif d’EDF en charge de la direction ingénierie et projets nouveau nucléaire. Oui, mais alors, pourquoi les dérives ne se limitent-elles pas à Flamanville ? Au Royaume-Uni, où EDF doit ériger deux autres EPR en association avec le chinois CGN (30% des parts), le chantier de Hinkley Point, entamé fin 2018, accuse déjà dix-huit mois de retard. Quant à son addition finale, elle a déjà été revue à la hausse, de 3,5 milliards d’euros.
L’autre grande raison avancée par EDF pour expliquer ses déboires, c’est la « perte de compétences ». « Les équipes ayant participé à la construction des 58 réacteurs français sont à la retraite. Le manque d’expérience de nos équipes nous a coûté », justifie Xavier Ursat. Pour ne rien arranger, la filière, dont l’image a pâli, attire moins les jeunes ingénieurs. Résultat, EDF a eu du mal à recruter le personnel idoine. « Je me suis retrouvé à un poste de responsabilité qui dépassait le niveau de mes qualifications », raconte, sous le sceau de l’anonymat, un ingénieur EDF, diplômé de grande école qui a passé plusieurs années à Flamanville. Tout cela relève d’un malaise qui ne date pas d’hier. Les chantiers des quatre derniers réacteurs raccordés au réseau dans la seconde moitié des années 1990, ceux de Chooz (Ardennes) et Civaux (Vienne), avaient déjà traîné en longueur. Ils avaient duré entre huit et douze ans, alors que les centrales précédentes avaient été bouclées en cinq ans.
Des erreurs de management commises peu avant le lancement du programme EPR ont aussi pesé sur le niveau des équipes. En 1998, François Roussely, un énarque arrivé à la tête d’EDF, a voulu marquer son territoire en se débarrassant d’une puissante baronnie, la Direction de l’équipement, qui avait mené la construction rapide d’un parc de centrales nucléaires. Même remue-ménage au moment de la constitution d’Areva, en 2001, quand Anne Lauvergeon, la présidente du directoire, s’est séparée des anciens dirigeants de Framatome qui avaient conçu les réacteurs. Elle aussi, pour asseoir son pouvoir. « Elle a écarté des dossiers tous les techniciens les plus compétents », raconte Bernard, ex-géologue de la maison.
Au-delà des justifications récurrentes d’EDF, la question se pose de savoir si l’entreprise nationale est encore capable de construire une centrale nucléaire. « Bien plus encore que les problèmes de compétences, c’est la désorganisation de l’entreprise qui est à l’origine de ce chaos », assure Christan Stoffaës, membre de la direction générale du groupe de 1988 à 2010. Fin octobre, un rapport commandé à Jean-Martin Folz, l’ancien P-DG de PSA, par Bruno Lemaire, le ministre de l’Economie, dressait justement un constat des plus sévères pour l’électricien. L’étude rappelle la litanie d’événements qui ont bloqué, à un moment ou à un autre, l’avancement des travaux : béton fissuré ou pas suffisamment homogène, soudures à reprendre, anomalies dans l’acier de la cuve et du couvercle…
Des épisodes qui mettent en cause certains des plus gros sous-traitants du site, comme Bouygues ou Framatome. Mais le plus étonnant à la lecture de ce document, c’est l’apparent manque de préparation et la gouvernance des plus aléatoires. Les estimations initiales étaient « grossièrement sous-estimées » et totalement « irréalistes », note Jean-Martin Folz. Autre indication assez incroyable : avant 2015, date à laquelle le budget avait déjà presque triplé, EDF n’avait pas pris la peine de nommer un chef de projet à plein temps pour son chantier le plus important. D’où un manque d’organisation flagrant. Ainsi, il n’y avait pas de gestion prévisionnelle des coûts, ni de maquette numérique permettant de tester la constructibilité de certaines parties de la centrale, ni même de planning partagé avec l’ensemble des entreprises contractantes.
Et les Chinois, alors, comment ont-ils fait ? « Il faut bien voir qu’ils ont lancé pas loin d’une trentaine de réacteurs depuis 2010. Eux au moins, ils ont un outil industriel et une logistique parfaitement en place », insiste Hervé Machenaud, qui a longtemps été le patron de la filiale d’EDF dans l’empire du Milieu. C’est ainsi qu’une équipe dirigeant l’ensemble du projet a été mise en place d’emblée. La CGN disposait aussi de moyens humains nettement supérieurs : plus de 15.000 personnes, trois fois plus que sur le chantier de Flamanville. Appuyée par la présence de plus de 200 ingénieurs français, elle a aussi pu profiter du retour d’expérience du chantier français.
« Dans le Cotentin, nous avions démarré avec seulement un quart des plans de l’ouvrage qui étaient prêts, reconnaît Xavier Ursat, le directeur exécutif d’EDF. A Taishan, les choses étaient bien mieux verrouillées. » Une partie des retards ont ainsi été évités en travaillant différemment dès le départ. Le bétonnage du radier sur lequel repose le bâtiment réacteur a été réalisé en une fois au lieu de deux. Le montage du liner entre les deux enceintes du réacteur a été réalisé en présentant cette sorte de peau métallique en cylindre et non pas en plaque, ce qui a fait gagner pas loin d’un an. Les couvercles ont pu être posés deux ans après le premier béton, alors que l’opération avait attendu cinq ans en France.
Reste la question de savoir si la NNSA (l’autorité de sûreté nucléaire chinoise) ne serait pas plus coulante que notre ASN, ce qui aurait permis de mener plus rapidement le chantier de Taishan. Officiellement, elle s’aligne sur sa consœur française. Comme cette dernière l’avait fait pour Flamanville, la NNSA a ainsi demandé à la CGN de changer les couvercles des deux cuves chinoises en 2024, après la découverte d’un excès de carbone dans l’acier de ces pièces stratégiques fabriquées dans l’Hexagone par Creusot Forge.
Mais l’institution chinoise n’est en rien une autorité indépendante comme son équivalente tricolore, puisqu’elle est rattachée au ministère de la Protection de l’environnement et doit rendre des comptes au pouvoir central. « Le fonctionnement de la NNSA a tout d’une boîte noire », selon une déclaration d’Albert Lai, président de The Professionnal Commons, un think tank libéral de Hong Kong. Pierre-Franck Chevet, l’ancien patron de l’ASN parti en 2018, reconnaissait, lui, avoir très peu de retour de Pékin.
Touche de mystère supplémentaire : les conclusions des deux visites effectuées en janvier 2017 et janvier 2019 à Taishan par des délégations de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), venues vérifier les normes de sûreté, n’ont pas été rendues publiques, à la demande des Chinois. Ce que permet formellement l’antenne de l’ONU mais qui est relativement rare. « C’est juste une question de délais. Les résultats seront publiés », assure, pour sa part, Jean-Baptiste Dutto, d’EDF, directeur général adjoint de la centrale de Taishan.
Alors, faut-il persévérer avec cette technologie ? Le gouvernement français a demandé à EDF de travailler sur l’hypothèse de six réacteurs EPR dans le cadre de la loi de programmation pluriannuelle de l’énergie. L’énergéticien se dit prêt à les bâtir, dans une version simplifiée, pour 7,5 milliards d’euros l’unité. Soit un coût prévisionnel de 45 milliards d’euros. A supposer que ce budget soit respecté, il faudra le financer. Pas une mince affaire. EDF porte déjà une dette brute de 63,5 milliards d’euros (au 31 juin 2019) et doit en outre trouver plus de 30 milliards d’euros pour prolonger la vie de ses plus anciens réacteurs. A cela s’ajoute sa participation au futur centre de stockage des déchets radioactifs de Bure (Meuse), chiffrée à 25 milliards.
Un pari technique, un casse-tête financier… Reste la question, essentielle, de la compétitivité de l’EPR. L’électricien national table sur un prix de sortie à 70 euros le mégawattheure. Ceux des renouvelables, solaire et éolien, qui ne cessent de baisser, affichent déjà des prix inférieurs sur de nombreux projets. Mais ils n’offrent bien sûr pas la même sécurité d’approvisionnement. EDF rappelle par ailleurs que ces nouveaux réacteurs seront indispensables pour remplacer ceux qui arrivent en fin de vie et qu’il faudra bien arrêter dans les quinze ans. Les Chinois, eux, ont déjà tranché. Ils ne construiront pas de nouveaux EPR et ont opté pour leur propre réacteur de troisième génération, appelé Hualong, moins puissant (1100 mégawatts) et, espèrent-ils, moins compliqué à construire…
La leçon d’efficacité des chinois
Pas besoin de nouvelle centrale pour la voiture électrique
Notre réseau électrique pourra-t-il supporter la montée en puissance du parc de véhicules à faible émission ? Oui, selon un rapport de mai 2019 de son gestionnaire, RTE. Dans l’hypothèse où leparc de véhicules branchés (électriques ou hybrides rechargeables) atteindrait 15 millions d’unités en 2035, ceci ne représenterait que 8% de la production française. En effet, les véhicules sont laplupart du temps au garage. Pendant cette période, leur recharge peut être pilotée (heures pleines, heures creuses), et ils peuvent même injecter du courant pendant les pics.