Par Nicolas Stiel
Publié le 11 Mars 2021
C’était il y a dix ans. Le 11 mars 2011, après un tsunami consécutif à un séisme, un accident majeur survenait dans la centrale nucléaire de Fukushima. Le monde sidéré découvrait alors cette ville japonaise située à 200 kilomètres au nord de Tokyo. Après Three Mile Island aux Etats-Unis et Tchernobyl dans l’ex-URSS, Fukushima devenait la troisième catastrophe nucléaire de la planète. « L’accident n’a pas fait de victimes corporelles, contrairement au tsunami, rappelle Jacques Repussard, ancien président de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Mais comme il s’est produit dans un pays développé disposant d’une autorité de sûreté nucléaire reconnue et dans une centrale dotée d’une technologie éprouvée, il a durablement marqué les esprits. »
Vingt-cinq ans après Tchernobyl, Fukushima a brisé net la renaissance du nucléaire. Une renaissance toute relative. L’Allemagne est sortie du nucléaire après Fukushima mais l’idée avait été évoquée dès 2000 par le prédécesseur d’Angela Merkel, Gerhard Schröder. A cette époque, le pétrolier Total envisageait d’y investir. Mais estimant les débouchés trop faibles il y a renoncé. Aujourd’hui, le secteur mise sur la montée des enjeux climatiques pour se relancer. L’Union européenne et plusieurs pays – Japon, Corée, Chine – ont adopté des plans verts en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050 ou 2060. Pour y parvenir, il faudra électrifier davantage les usages. « En Europe, la moitié de l’énergie utilisée sera d’origine électrique dans trente ans, soit deux fois plus qu’aujourd’hui », estime Xavier Ursat, directeur du nouveau nucléaire à EDF.
Ces évolutions constituent une opportunité pour le nucléaire qui émet peu de CO2 (12 grammes par mégawattheure, soit moins que le photovoltaïque). Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et l’Agence internationale de l’énergie estiment que la neutralité carbone est hors de portée sans l’atome. L’an dernier, la fermeture pour des raisons politiques de la centrale de Fessenheim a suscité un électrochoc chez les pro-nucléaires. Lors de l’arrêt du second réacteur, l’association « Voix du nucléaire » a manifesté devant le siège parisien de Greenpeace avec des banderoles représentant des ours polaires. « L’idée était de leur dire qu’en faisant l’amalgame entre les énergies fossiles et le nucléaire, ils allaient à l’encontre de leurs propres convictions », explique Myrto Tripathi, présidente de l’association.
Cependant, un happening ne fait pas le printemps. En Europe, seuls la France, le Royaume-Uni et la Finlande construisent de nouveaux réacteurs. De nombreux pays comme la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la République tchèque, les Pays-Bas, l’Egypte, l’Arabie saoudite manifestent leur intérêt, émettent des déclarations d’intention. Des parlotes mais pas de résultats. Le nucléaire n’est pas une industrie comme une autre. Le nombre de victimes de l’atome est très inférieur à celui des énergies fossiles comme le charbon mais la perspective de l’accident fait toujours peur. Le sujet des déchets, toxiques pendant plusieurs milliers d’années, n’est pas pour rassurer.
Le problème est aussi économique. Le coût du nucléaire existant est un des plus compétitifs. En revanche, celui du nouveau nucléaire explose en raison des normes post-Fukushima. La facture de l’EPR de Flamanville a quintuplé, selon la Cour des comptes, alors que celle des renouvelables est en chute libre (- 70 % en dix ans pour l’éolien, - 90 % pour le photovoltaïque selon une étude de la banque Lazard). Aux Etats-Unis, l’atome est concurrencé par le gaz de schiste, moins cher. Des exploitants comme Westinghouse ou First Energy ont fait faillite. Les allemands RWE et E.ON, ainsi que les japonais Toshiba et Hitachi ont abandonné le secteur ou revu leurs ambitions à la baisse. Fin février, le français Engie a annoncé qu’il quittait le nucléaire.
Aujourd’hui, seuls le chinois CGN, le russe Rosatom et EDF poursuivent les développements à grande échelle. Pour les Etats qui les soutiennent, le nucléaire est toujours un instrument de souveraineté et d’indépendance énergétique. Mais au fil du temps il est devenu une industrie vieillissante – le parc mondial des centrales a dépassé les 30 ans – et un marché de niche. Sa part dans le mix électrique mondial est passée de 17 % en 1990 à 10,4 %. Et, selon l’un des scénarios de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), elle pourrait tomber sous la barre des 6 % en 2050. Sur les 31 pays disposant de capacités nucléaires, six prévoient d’en sortir (Allemagne, Belgique, Espagne, Suisse, Taïwan, Corée du Sud). Ces dernières années, seulement deux nouveaux pays (Emirats arabes unis, Belarus) ont construit des centrales et deux autres (Turquie, Bangladesh) sont en train de le faire.
Le nucléaire, qui s’est d’abord implanté dans les économies riches (Etats-Unis, France, Suède, etc.), est devenu l’apanage des pays émergents avec 80 % des réacteurs mis en chantier au cours des vingt dernières années. La Chine contribue pour la moitié des nouvelles centrales, indique une étude de la Fondation pour l’innovation politique. Et ce n’est pas fini. Les renouvelables sont la priorité de Pékin mais ils ne peuvent assurer seuls la décarbonation. Le nucléaire qui ne représente que 5 % du mix électrique chinois est promis à un bel avenir.
« Sans la Chine, le nucléaire est en chute libre, dit le consultant Mycle Schneider, coordinateur et éditeur du World Nuclear Industry Status Report (WNISR). Au cours des dix dernières années, il y a eu (hors Chine) 26 réacteurs connectés au réseau et dans le même temps 59 arrêts. On parle de renouveau du nucléaire mais ce sont des fake news ! En 2019, il y a eu 2 gigawatts nucléaires supplémentaires contre 184 pour les renouvelables hors hydraulique. L’an dernier, seulement cinq nouveaux réacteurs ont été lancés. C’était 44 en 1976. » L’expert rejette aussi l’idée du nucléaire meilleur ami du climat. « Quand on parle d’urgence climatique, cela veut dire que la composante temps est primordiale. Or la construction d’une centrale prend dix ans alors qu’il en faut deux ou trois pour réaliser des parcs renouvelables. » Sauf en France, à cause du poids de la bureaucratie et des recours…
Par ailleurs, la crise sanitaire a également révélé les fragilités du secteur. Privées d’une grande partie de leurs agents en raison du Covid, les centrales nucléaires ont dû différer leurs programmes de maintenance. Ce qui a généré une chute drastique de la production. Les fermes éoliennes et les parcs photovoltaïques, qui tournent avec peu de personnel sur site, n’ont pas eu à subir cet aléa. Le nucléaire est-il voué à disparaître ? En janvier, RTE, filiale d’EDF, a publié conjointement à l’Agence internationale de l’énergie (AIE) une étude montrant qu’un scénario 100 % renouvelables en France en 2050 était possible quoique compliqué à réaliser. Ainsi, pendant le Covid, l’éolien et le photovoltaïque ont accru leur part dans le mix électrique européen et cela a affecté la stabilité des réseaux électriques, indique un responsable de l’industrie nucléaire. La trop grande dépendance aux renouvelables interpelle aussi en période de grand froid. En février, le Texas a subi des coupures de courant. La Suède qui depuis vingt ans a fermé quatre de ses douze réacteurs, a été contrainte d’importer de l’électricité de ses voisins. Aujourd’hui, ce sont majoritairement les énergies thermiques qui pallient l’intermittence des renouvelables.
Demain, lorsque les centrales à charbon et celles au gaz auront fermé, la filière verte mise sur l’hydrogène décarboné et le stockage par batteries pour fournir de l’électricité lors des périodes sans vent ni soleil. L’hydrogène vert est en phase de démarrage. Des solutions de stockage couplées à des fermes éoliennes ont été développées avec succès en Australie par le français Neoen. Mais peut-on le faire à grande échelle ? « Stocker la consommation d’une semaine d’électricité en France exigerait d’avoir 286 kg de batteries par Français », affirme Dominique Louis, président du groupe d’ingénierie Assystem. Pour ce vétéran du nucléaire, l’atome, malgré ses défauts, est incontournable. « C’est avec l’hydroélectricité la seule source d’énergie décarbonée pilotable », rappelle Corinne Thérond Koos, directrice au cabinet Accenture et experte de l’énergie. On peut faire baisser la puissance des réacteurs de moitié en seulement une demi-heure et les remettre à pleine puissance dans le même laps de temps, indique Xavier Ursat d’EDF.
La filière fonde aujourd’hui de grands espoirs sur les SMR (small modular reactors), des petits réacteurs de 200 à 300 mégawatts, six à huit fois moins puissant qu’un EPR. Rosatom, CGN, Westinghouse, EDF et même Bill Gates ont des projets dans leurs cartons. « Couplés aux renouvelables, les SMR peuvent constituer une solution idoine dans le contexte d’un système électrique décentralisé, dit un expert de l’énergie. Les coûts seront davantage maîtrisés car certains éléments comme la chaudière peuvent être fabriqués en usine et non sur place. » Relégué à l’arrière-plan par les renouvelables, le nucléaire ne sera jamais une énergie mainstream. Mais, en attendant l’avancée technologique qui fasse l’unanimité, il s’accroche et continue à survivre çà et là. « On ne fait pas du nucléaire par plaisir mais par nécessité », disait l’ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Bernard Bigot. Dix ans après Fukushima, cela n’a pas changé.