Par Marjorie Cessac • le 12 Avril 2023
C’est une course de fond. Plus discrète, certes, que celle qui se livre sur le front du gaz et du pétrole depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais à l’œuvre, et implacablement menée par Pékin et Moscou. En matière de nucléaire civil, les deux pays tracent depuis longtemps leur sillon, laissant loin derrière eux les autres grandes nations. Au 1er janvier, sur les 59 réacteurs en construction dans le monde, 22 l’étaient en Chine, et 43 sont de technologie russe ou chinoise, selon les données du World Nuclear Industry Status Report (WNISR), un état des lieux sur le nucléaire à l’international, réalisé par des experts de l’atome et présenté à Paris le 1er février.
Cette tendance s’inscrit dans la durée. Entre 2003 et 2022, déjà, la Chine avait construit la moitié des réacteurs (49 sur 99) dans le monde, tandis que, sur les 105 qui ont fermé sur cette même période, aucun ne l’a été sur son sol. « En dehors de la Chine, au cours de ces deux dernières décennies, il ne s’est finalement pas passé grand-chose du point de vue des mises en service de nouveaux réacteurs, résume Mycle Schneider, directeur du projet WNISR. Globalement, on observe même un déclin. »
De fait, seul l’empire du Milieu s’est montré en mesure de faire sortir de terre entre trois et sept réacteurs par an, entre 2010 et 2023. Une cadence qui rappelle celle de la France du « plan Messmer », entre les décennies 1970 et 1990. Et Pékin veut encore mettre en service cinq réacteurs, actuellement en construction, d’ici à 2025. « La Chine fait de la construction en série, elle a un vrai programme industriel », constate Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire, précisant que, au-delà des quatre réacteurs russes sur son sol, les centrales du pays en chantier sont désormais toutes made in China.
« Pékin a fait son shopping technologique, en achetant deux EPR [réacteur pressurisé européen], des réacteurs [de puissance à caloporteur et modérateur eau] VVER russes ou des AP1000 américains [à eau pressurisée], qu’il a sinisés ensuite », explique M. Schneider. Ces transferts de technologies lui ont permis de disposer de sa propre capacité de construction : « Après Fukushima, la Chine est ainsi passée à la troisième génération chinoise avec son réacteur Hualong One », ajoute l’expert. Un cap décisif, qui lui confère aujourd’hui une légitimité internationale.
Certes, dans ce domaine, la Russie reste la championne incontestée de l’exportation. Au total, 25 réacteurs russes sont en construction dans le monde : en Chine, mais aussi en Inde, en Turquie, en Egypte, au Bangladesh, en Iran et en Biélorussie. Dans ce secteur à forte intensité capitalistique, le conglomérat public Rosatom s’impose en construisant à ses frais, grâce à des prêts avantageux que les clients ne peuvent rembourser qu’une fois les premiers mégawatts produits.
Le consortium russe vend des sites clés en main, de la conception et la construction jusqu’à l’exploitation du réacteur, en passant par la livraison de combustible et la gestion des déchets. Un package qui comprend assistance à la mise en place de structures de régulation (autorité de sûreté) et services de formation. Et dont la Chine ne manque pas de s’inspirer. En mars 2021, cette dernière a livré au Pakistan la première centrale de conception entièrement chinoise, et six centrales y sont désormais en opération. Une autre est également en projet en Argentine, tandis que des discussions se tiennent avec plus d’une dizaine de pays, notamment dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ».
Au fil de l’histoire, pendant la guerre froide notamment, le nucléaire civil a permis de créer des interdépendances stratégiques durables. « Il n’y a guère d’autre projet capable de souder deux pays l’un à l’autre comme le fait le nucléaire, souligne M. Schneider. L’Allemagne est passée, en l’espace de un an, à zéro gaz russe. Cela a été violent mais possible, ce qui n’est pas le cas pour l’atome et pour certains pays. » « Dans le domaine des fossiles, c’est la matière première qui compte, pas la technologie, renchérit Yves Marignac, expert au sein de l’association critique du nucléaire négaWatt. Dans le nucléaire, l’uranium est important, mais ce qui l’est plus encore, c’est la capacité d’enrichissement et la maîtrise technologique de la chaîne de valeur. »
Selon M. Marignac, l’importance du nucléaire civil est davantage géopolitique qu’énergétique, climatique ou industrielle. « En l’espace de soixante-dix ans, l’atome n’a jamais fourni plus de 3 % de l’énergie finale consommée dans le monde », relativise-t-il, rappelant qu’en octobre 2022, lorsque la Pologne a signé avec l’américain Westinghouse pour lui confier la construction d’une centrale, la première réaction officielle a émané de la Maison Blanche.
A quelques exceptions près (comme celle du contrat polonais), les Etats-Unis tout comme l’Europe, et notamment la France, montrent moins de velléités à l’export que les Russes et les Chinois. A cela, rien d’étonnant : « Les Américains ont les mêmes problèmes que nous, relève Sylvaine Dhion, qui a coordonné une étude, en 2020-2022, sur le nucléaire à l’international pour le centre de réflexion The Shift Project. La filière est en difficulté, car il n’y a plus eu de grands chantiers depuis des années, les compétences se sont perdues, et le pays peine, aujourd’hui, à terminer la construction de deux de ses propres centrales. »
Cette petite musique n’est pas sans rappeler, en France, la litanie du chantier de Flamanville (Manche), ses retards en série, ses dépassements de budget, ainsi que le vieillissement du parc nucléaire et les défis techniques comme celui des corrosions. Ces impondérables obligent Paris à se recentrer sur son marché domestique, en se laissant parfois reléguer au second plan. « On aurait pu imaginer que l’Afrique du Sud, qui compte une centrale française sur son sol, avec la présence d’agents d’EDF, se tourne de nouveau vers la France pour construire de nouveaux réacteurs, ajoute Mme Dhion. Or Johannesbourg discute aussi avec la Chine, la Corée du Sud et la Russie. »
Pour relativiser, certains mettent en avant le fait que la France reste un pilier de la transition énergétique en Europe. « Outre son expérience d’exploitant, EDF est à ce jour le seul vendeur qui construit des centrales en Europe [au Royaume-Uni] », rétorque-t-on d’ailleurs au sein du groupe d’électricité.
L’entreprise hexagonale met en avant son engagement dans plusieurs « processus compétitifs ou d’échanges » : en Pologne (au moins deux réacteurs), en République tchèque (de un à quatre réacteurs), en Slovénie (un ou deux réacteurs) et aux Pays-Bas (deux réacteurs). « EDF a également signé un accord exploratoire en Finlande et démarré des échanges avec la Suède », insiste-t-on chez EDF.
Il est vrai que la guerre en Ukraine a rebattu les cartes sur toutes les énergies, nucléaire compris. Afin de sécuriser leurs approvisionnements énergétiques, plusieurs pays ont opté pour le maintien en fonctionnement de leurs réacteurs au lieu de les fermer. C’est le cas de la Belgique et de l’Allemagne, où trois des derniers réacteurs ont été prolongés jusqu’à la mi-avril. D’autres, comme les Pays-Bas, puis la Suède, ont effectué, en 2022, après des changements de gouvernement, un revirement significatif de leur politique énergétique, en annonçant des projets de centrales.
Les divisions persistent cependant au sein de l’Union européenne, où onze pays, menés par l’Autriche, se sont ouvertement opposés, le 28 mars, à l’inclusion du nucléaire notamment dans les objectifs d’énergies renouvelables. Au contraire de ce que prônent la France et ses alliés. « Treize pays en Europe veulent recourir au nucléaire, et cela se traduit par des études, des appels à projets et des appels d’offres », constate Valérie Faudon. A l’Est, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la République tchèque, la Slovaquie et la Croatie sont dans ce camp. Des pays qui, pour certains, ont sur leur sol, des centrales de technologie russe. « A l’exception de la Hongrie, les autres cherchent désormais à s’en détourner », relève cette spécialiste. Le chemin risque cependant d’être escarpé, long et coûteux.
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