Note : Cet article est également paru avec une traduction d’extraits du World Nuclear Industry Status Report 2023 (WNISR2023), notamment le France Focus, publiés le 6 mars 2024 et disponibles ici :
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Début 2023, neuf réacteurs devaient entrer en service dans le monde, mais cinq seulement, d’une capacité cumulée de 5 GW (gigawatts), ont finalement produit leurs premiers kilowattheures : un respectivement au Bélarus, en Chine, en Corée du Sud, aux États-Unis et en Slovaquie. La mise en service des quatre autres a été reportée à 2024, au plus tôt. Dans le même temps, cinq réacteurs d’une capacité cumulée de 6 GW étaient fermés : les trois derniers réacteurs allemands ainsi qu’un respectivement en Belgique et à Taïwan. Ainsi, le bilan des démarrages/fermetures a-t-il enregistré un solde négatif d’1 GW.
Alors que cinq réacteurs – deux respectivement au Canada et au Japon, et un en France – étaient recouplés au réseau après un arrêt de longue durée (Long-Term Outage ou LTO [1]) et trois seulement avaient intégré cette catégorie au cours de l’année – un respectivement en Chine, en Corée du Sud et en France – le nombre de réacteurs en service dans le monde est passé de 411 au début 2023, à 413 (ou 370,9 GW) au 1er janvier 2024.
Après de multiples révisions à la baisse des statistiques de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) sur les réacteurs en service, les courbes AIEA et WNISR de l’évolution du parc mondial en service se sont rapprochées, même si des différences subsistent. La plus grande disparité entre les deux séries de données se situe en 2012, tout juste après Fukushima, quand l’AIEA recensait 29 tranches de plus « en service » que le WNISR.
Début 2024, 25 réacteurs sont classés par l’AIEA dans une nouvelle catégorie appelée « Suspended Operation » (fonctionnement suspendu), similaire à la catégorie « LTO » du WNISR. Il s’agit d’une évolution remarquable, car depuis des années, le WNISR appelait à une révision de l’approche de l’AIEA permettant de classer comme « opérationnels » de nombreux réacteurs à l’arrêt n’ayant pas produit d’électricité depuis des années. Selon ses statistiques de juillet 2022, l’AIEA plaçait encore le maximum historique du nombre de réacteurs en service (449) en 2018, alors que selon les données du WNISR, il avait été atteint dès 2002 (438). Les statistiques AIEA révisées placent désormais le pic en 2005, avec 440 réacteurs, soit 6,5 % de plus que 18 ans plus tard.
Au 1er janvier 2024, fait remarquable, le nombre de réacteurs en service dans les données AIEA et WNISR est identique. Un total de 26 réacteurs est toujours considéré en LTO dans le WNISR – peu différent des 25 en « fonctionnement suspendu » de l’AIEA –, soit 21 au Japon, trois en Inde et respectivement un en Chine et en Corée du Sud.
Six réacteurs ont été mis en construction, dont cinq en Chine, une baisse notable par rapport aux dix mises en construction par an dans le monde en 2021–2022. Depuis la date officielle de début de construction de la deuxième tranche de Hinkley Point C en 2019, et jusqu’à la fin de l’année 2023, la totalité des 31 mises en construction sont soit en Chine (20, dont quatre de conception russe) soit mises en oeuvre par la Russie dans d’autres pays (11). La Russie s’est hissée au rang de leader mondial de la vente de réacteurs nucléaires dans le monde, avec un total de 24 constructions en cours dans huit pays (dont la Russie) contre 22 pour la Chine (toutes en Chine).
Au total, début 2024, 60 réacteurs (soit 60,5 GW) sont considérés en construction dans 16 pays – dont 26 (43 %) rien qu’en Chine. Neuf réacteurs en construction sur dix sont implantés dans des pays détenteurs d’armes nucléaires ou ont été conçus et mis en oeuvre dans un pays tiers par des compagnies contrôlées par des pays détenteurs d’armes nucléaires.
Avec un essor sans précédent du déploiement des énergies renouvelables, le nucléaire accentue son retard. Alors que le bilan 2023 des mises en service/ fermetures de capacité nucléaire dans le monde était négatif, le solaire a enregistré une croissance record estimée à 440 GW [2], dont 217 GW pour la Chine, qui n’a mis qu’un seul réacteur nucléaire (1 GW) en service dans le même temps.
Pour la première fois, avec un triplement de leur déploiement par rapport à 2022, les investissements mondiaux de 2023 dans les batteries stationnaires (connectées au réseau) ont dépassé ceux dans le nucléaire. En outre, le marché du stockage résidentiel a connu un envol considérable, avec quelques 500.000 systèmes de batteries installés au cours de l’année rien qu’en Allemagne. [3]
Lors de la 28e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC ou UNFCCC en anglais) en décembre 2023 à Dubaï, 25 pays – dont la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, ainsi que des pays non nucléaires comme le Ghana, la Jamaïque ou la Moldavie – se sont engagés à tripler la capacité de production nucléaire mondiale d’ici 2050. La Chine et la Russie, au premier rang des constructions en cours, ne figurent pas parmi les signataires. Selon un exercice de projection du WNISR2023, en considérant que toutes les prolongations de durée de fonctionnement déjà octroyées étaient réalisées (alors qu’aucun réacteur n’a jamais fonctionné pendant 60 ans, et encore moins 80) et que toutes les constructions en cours étaient menées à terme (historiquement, un chantier sur neuf a été abandonnée avant connexion au réseau), il faudrait, rien que pour maintenir le nombre actuel de réacteurs en service, que dans les 27 ans à venir 270 réacteurs supplémentaires soient planifiés, construits, et mis en service. Un rythme de construction permettant le démarrage de dix réacteurs par an – dès 2024 – doublerait le taux moyen observé au cours des vingt dernières années. Un objectif très ambitieux, et plutôt irréaliste. L’idée de pouvoir planifier, construire et mettre en service quelques 1.000 réacteurs supplémentaires au cours de ces 27 ans pour tripler la capacité de production est tout simplement impossible sur le plan industriel. [4] Un engagement étonnamment creux, mais véritablement trompeur, qui entretient la confusion des citoyen ne s sur l’état, les capacités, les tendances et les perspectives de l’industrie nucléaire dans le monde.
[1] Dans les statistiques WNISR, un réacteur entre dans la catégorie « Long-Term Outage » (arrêt de longue durée) ou LTO, lorsqu’il n’a pas produit d’électricité sur l’ensemble de l’année calendaire précédente ainsi que du premier semestre de l’année calendaire en cours. Il est alors retiré des réacteurs en exploitation rétroactivement à la date où il a été découplé du réseau.
[2] Han Feizi, “Bright, shining promise of China’s solar revolution”, Asia Times, 5 février 2024, voir http://asiatimes.com/2024/02/bright-shining-promise-of-chinas-solar-revolution/, consulté le 13 février 2024.
[3] Sauf mention contraire, les informations contenues dans ce paragraphe proviennent de données compilées par Nat Bullard ; voir Nat Bullard, “Decarbonization : Stocks and flows, abundance and scarcity, net zero”, 31 janvier 2024, voir https://www.nathanielbullard.com/presentations, consulté le 18 février 2024.
[4] Voir aussi François Diaz-Maurin, “Nuclear expert Mycle Schneider on the COP28 pledge to triple nuclear energy production : ‘Trumpism enters energy policy’”, Bulletin of the Atomic Scientists, 18 décembre 2023, voir https://thebulletin.org/2023/12/nuclear-expert-mycle-schneider-on-the-cop28-pledge-to-triple-nuclear-energy-production-trumpism-enters-energy-policy/.