Par Jade Lindgaard • Publié le 5 Octobre 2022
C’est un cap symbolique qui deviendra peut-être une date historique : en 2021, la part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité est passée derrière celle de l’éolien et du solaire. Seuls 9,8 % de l’électricité produite dans le monde est sortie de réacteurs à l’uranium l’année dernière, son plus bas niveau depuis quarante ans.
Si le volume total d’électricité nucléaire a augmenté (+3,9 % par rapport à 2020), cette hausse fut moins rapide que celle de l’énergie fabriquée par le vent et le soleil. L’atome est donc passé derrière les nouvelles énergies, dites renouvelables.
Ce chiffre spectaculaire ouvre la nouvelle édition du « World Nuclear Industry Status Report » (WNISR), un rapport annuel sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde, coordonné par Mycle Schneider, un consultant spécialisé en énergie, et financé par des fondations écologistes.
Il marque un potentiel changement d’époque énergétique. Il peut aussi s’entendre comme une mise en garde alors qu’Emmanuel Macron annonce la reprise d’un programme de construction de réacteurs EPR de nouvelle génération, et qu’une loi doit être votée à l’automne pour en accélérer la construction : en choisissant de continuer de produire une part très importante de son électricité dans des centrales nucléaires, la France emprunte une voie solitaire sur la scène énergétique internationale.
En 2021, les installations d’éoliennes et de panneaux solaires dans le monde ont produit 10,2 % de toute l’électricité. C’est la première année que leur part dans le mix électrique global dépasse 10 %. Le montant total des investissements dans les énergies dites renouvelables – sans compter les barrages hydrauliques – a atteint 366 milliards de dollars (soit presque autant d’euros), c’est-à-dire quinze fois plus que les décisions d’investissements dans le nucléaire, autour de 24 milliards de dollars.
À l’été 2022, le rapport dénombre 411 réacteurs nucléaires en activité dans trente-trois pays – l’Agence internationale de l’énergie atomique en compte 437, mais en incluant des unités qui n’ont pas produit d’électricité depuis près de dix ans.
Cet isolement nucléaire a une autre conséquence géopolitique : la France se retrouve, de fait, alignée sur les stratégies industrielles d’États autoritaires. En 2021, les pays qui ont le plus construit de réacteurs nucléaires sont la Chine (21 réacteurs, tous à l’intérieur de ses frontières) et la Russie (20 réacteurs en tout, dont notamment 4 en Chine, 4 en Inde, 3 en Turquie).
La société publique russe Rosatom a entamé en juillet 2022 la construction d’un réacteur à El-Dabaa, en Égypte, pays tenu dans une main de fer par le président al-Sissi. En Turquie, le chantier de la tranche n° 4 de la centrale d’Akkuyu a également débuté en juillet dernier, en pleine guerre en Ukraine.
Cette unité de production pourrait être connectée au réseau électrique national, et ainsi commencer à alimenter la demande en 2023, année importante en Turquie car ce sera le centième anniversaire de la fondation de la République turque. Le régime d’Erdogan, durement répressif contre ses opposant
es, pourrait alors vouloir en faire un symbole de sa puissance régionale.Bien sûr, tous les pays nucléaires ne sont pas des dictatures. Le premier producteur d’électricité atomique reste les États-Unis, devant la Chine, la France, la Russie et la Corée du Sud, qui elle aussi construit des réacteurs en dehors de son territoire national. Le Japon a toujours recours à des centrales à l’uranium et l’Allemagne vient de mettre en réserve des unités qu’initialement elle voulait fermer en 2022.
Mais la liste des États qui continuent aujourd’hui d’en construire et d’en commander réunit sans conteste des régimes où le respect des droits humains, la liberté d’expression et de manifestation, le droit à l’information, et la participation du public aux décisions d’aménagement et d’infrastructures ne sont pas respectés.
En 2021, parmi les six pays qui ont augmenté la part du nucléaire dans leur mix électrique, on trouve le Bélarus, dirigé par le pro-russe Alexandre Loukachenko et où les opposants subissent une violente répression selon Amnesty International, ainsi que les Émirats arabes unis, qui pratiquent les détentions arbitraires et le traitement dégradant des prisonniers, selon l’ONG.
Le Pakistan, qui ne garantit pas la liberté d’expression et où les femmes subissent des violences systémiques, a par ailleurs démarré un nouveau réacteur. Le cas du Bangladesh soulève d’autres problèmes : deux tranches nucléaires y sont en construction – toujours par Rosatom, pour un démarrage envisagé en 2023. Mais quelle sûreté garantir à ces installations dans un pays aussi vulnérable au désastre climatique ?
À cette cartographie des États bâtisseurs de centrales nucléaires s’ajoute celle, tout aussi significative, des pays fournisseurs d’uranium naturel. En 2020, près de la moitié des importations européennes provenaient de Russie, du Kazakhstan – où des manifestations contre la hausse des prix de l’énergie ont été violemment réprimées – et d’Ouzbékistan - qui ne garantit pas la liberté d’expression.
Le rapport signale encore que cinq jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et au lendemain de la fermeture par l’Europe de son espace aérien aux avions russes, le gouvernement slovaque a accordé une permission spéciale à un avion russe qui transportait un assemblage frais de combustibles d’uranium.
Quelles seront les conséquences des sanctions internationales contre la Russie sur les nombreux accords liant Rosatom à des États et entreprises étrangères ?
C’est le cas pour EDF depuis une trentaine d’années. En décembre 2021, les deux groupes avaient signé un accord de coopération à long terme. Le groupe français s’est positionné pour acheter l’activité de production de turbines Arabelle auprès de General Electric, sur son site de Belfort. Mais les deux tiers du carnet de commandes de GE Steam Power (Geast) sont constitués par les commandes de Rosatom.
En mai, le consortium finlandais Fennovoima avait annulé un contrat avec Rosatom pour la construction d’une centrale nucléaire en Finlande, en raison de la guerre en Ukraine.
Avec son projet de six nouveaux EPR à faire fonctionner d’ici 2035 ou 2036, et peut-être huit de plus dans les années suivantes, la France se retrouve donc en bien mauvaise compagnie d’un point de vue démocratique.
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