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Nucléaire : “Les dinosaures n’ont pas leur place dans un champ de fleurs”
ARTE Journal - 30/08/13
Mycle Schneider, né en 1959 à Cologne, est spécialisé dans les domaines de l’énergie et de la politique nucléaire. Il est consultant indépendant auprès de dirigeants politiques, d’institutions et d’organisations non gouvernementales. De 1998 à 2003, il a été conseiller pour le ministère français de l’Environnement et le ministère belge de l’Energie et du Développement. Entre 2000 et 2010, il a travaillé ponctuellement pour le ministère allemand de l’Environnement. Il a donné des conférences ou a été invité en qualité d’expert dans 18 universités de neuf pays et dans 14 parlements. Coordinateur et principal auteur, il publie chaque année le “World Nuclear Industry Status Report”, le rapport sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde, notamment avec le soutien de la Fondation suisse de l’énergie SES. En 1997, il a reçu avec Jinzaburo Tagaki le “Right Livelihood Award” (Prix Nobel alternatif). Mycle Schneider vit à Paris.
ARTE Journal : Greenpeace vient de faire paraître une liste des lobbyistes du nucléaire au sein du parlement français, surnommés “les apparentés EDF”, donc présentant des accointances avec le groupe EDF. Qu’en pensez-vous ?
Mycle Schneider : Effectivement, c’est une pratique qu’EDF a érigée en système depuis de nombreuses années. EDF a vivement encouragé ses employés à se présenter aux élections municipales. Le lobbyisme et l’influence sur la politique revêt de multiples formes. Prenons un autre exemple, celui d’AREVA (...) Les municipalités qui comptent plus de 20 employés d’Areva reçoivent des liquidités, donc un soutien financier direct de la part d’Areva. C’est une autre manière, certes inhabituelle, de s’assurer d’un lien entre les entreprises spécialisées dans le nucléaire et les municipalités.
Ce système prive les députés d’une grande partie de leur pouvoir de décision.
En France, l’influence de l’industrie nucléaire sur la politique ne date pas d’hier…
Mycle Schneider : Il s’agit d’un système dont les racines puisent dans l’Histoire et qui repose sur l’élite des ingénieurs français du “Corps des mines”. Depuis les débuts de l’industrie nucléaire en France, cette élite principalement recrutée parmi les polytechniciens - moins de 20 candidats par an ! - a été chargée du développement, de la mise en œuvre et du contrôle de la politique énergétique. Et quand je parle de politique énergétique, il s’agit essentiellement du pétrole et du nucléaire. C’est flagrant : aujourd’hui les plus hauts postes dans les ministères, l’administration, les entreprises et les autorités de surveillance sont tous occupés par des représentants de cette élite, donc d’ingénieurs du “Corps des Mines”. Ce système prive les députés, les représentants du peuple, à quelque niveau que ce soit et indépendamment de leur appartenance politique, d’une grande partie de leur pouvoir de décision, de la possibilité d’exercer une influence. Dans le passé, il existe de nombreux exemples qui montrent clairement que ce que dit l’Assemblée Nationale ou le Sénat sur le thème de l’énergie n’a plus aucune importance. Prenons le grand débat sur l’énergie promis par François Mitterrand après sa victoire en 1981 à l’élection présidentielle. Ce débat a fini par avoir lieu à l’Assemblée Nationale à la fin des années 80 en présence de moins de 30 députés. Je le sais parce que j’y étais et que je les ai comptés. Pourquoi étaient-ils si peu nombreux ? Parce que les échanges des députés qui ont débattu sur le sujet pendant deux heures et demie n’avaient pas le moindre impact. Les véritables décisions sur les questions énergétiques sont préparées, entérinées et mises en œuvre ailleurs.
La situation d’EDF est dramatique.
A l’automne, la France va présenter un projet de loi sur la “Transition énergétique”. Y aura-t-il une transition énergétique à la française ?
Mycle Schneider : La France a-t-elle le choix ? Du point de vue actuel, la politique développée et mise en œuvre ces dernières décennies est une politique tournée vers le passé. Ce qui oblige à repenser la politique énergétique est la pression exercée au niveau mondial et non national. EDF se trouve dans une situation critique. D’un côté, le groupe doit faire face à des dépenses gigantesques liées à la modernisation nécessaire des centrales nucléaires existantes, sans compter les frais énormes générés par le démontage des centrales nucléaires après leur fermeture. De l’autre côté, EDF connaît un endettement astronomique qui s’élève désormais à 33 milliards d’euros. La cotation en bourse d’EDF qui était à son plus haut niveau, il y a cinq ans, a chuté de 83 % (chiffre de mars 2013). Les plus touchés sont les petits investisseurs qui avaient acheté des actions EDF qui leur semblaient sans risque et qui ont perdu énormément d’argent. La situation d’Areva n’est pas meilleure, même si l’action a momentanément grimpé en bourse.
Les dinosaures n’ont pas vraiment leur place dans un champ de fleurs.
Selon votre rapport sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde, depuis le milieu des années 90, la part de l’énergie nucléaire dans la consommation énergétique mondiale est en régression. Qu’est-ce que cela signifie pour la France, pays du nucléaire par excellence avec ses 58 réacteurs ?
Mycle Schneider : Des entreprises comme EDF doivent apprendre à changer radicalement leur mode de pensée, sachant qu’elles prennent un très grand risque. En fait, il faudrait lancer une initiative populaire du type « Sauvez EDF » ! EDF appartient à l’Etat, autrement dit au contribuable. La France n’a pas le choix, elle doit transformer radicalement le secteur énergétique. La tendance actuelle dans le monde et également en Allemagne est la restructuration de l’industrie énergétique pour passer d’une intégration verticale à une intégration horizontale. Jusqu’à présent, les grandes centrales nucléaires produisaient, transportaient et fournissaient de l’électricité au consommateur final. Ce système a capoté et l’Allemagne en est le meilleur exemple. Il y a 20 ans, nous avions quatre grands fournisseurs d’électricité et quelques centaines de petits producteurs. Aujourd’hui l’Allemagne compte 1,3 million de fournisseurs d’électricité. Et chacun d’entre eux devient un concurrent des grands groupes énergétiques. C’est ce que les fournisseurs allemands d’électricité ont commencé à comprendre. Aujourd’hui, le tarif de rachat de l’électricité générée par l’énergie solaire est inférieur de 10 € au tarif proposé par les fournisseurs d’électricité. Si la production privée d’électricité devient moins chère que l’électricité vendue par les fournisseurs d’électricité, alors le stockage de l’énergie deviendra rapidement un investissement rentable pour le consommateur. Que vont vendre dans 10 ans des groupes comme E.ON, RWE, EnBW, Vattenfall ou EDF s’ils ne peuvent pas concurrencer l’énergie solaire produite par les particuliers ? La France devra s’adapter à la nouvelle donne énergétique et effectuer les transformations qui s’imposent. Ce nouveau monde de l’énergie sera comparable à Internet. Le résultat ne sera pas le produit d’un petit nombre d’ordinateurs géants, mais de millions d’ordinateurs privés connectés entre eux pour constituer un réseau. C’est exactement à cela que ressemblera l’avenir du secteur énergétique. Si le gouvernement français et le secteur de l’énergie ne comprennent pas cela, ils continueront à proposer des dinosaures dans un environnement énergétique devenu semblable à une prairie en fleurs. Et les dinosaures n’ont pas vraiment leur place dans un champ de fleurs.