23 March 2024

Mediapart (France)

À Bruxelles, le nucléaire entre rêve de renaissance et déni de réalité

Au premier sommet de l’énergie nucléaire, une trentaine de pays se sont engagés à en « déverrouiller le potentiel ». Mais pour tripler les capacités mondiales d’ici 2050, il faudrait construire mille réacteurs en moins de 30 ans, un objectif irréaliste.
Source : Mediapart : À Bruxelles, le nucléaire entre rêve de renaissance et déni de réalité https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/220324/bruxelles-le-nucleaire-entre-reve-de-renaissance-et-deni-de-realite

par Jade Lindgaard • le 22 mars 2024

Bruxelles (Belgique).– Jeudi 21 mars, au nord de Bruxelles, c’est la fête de l’atome. Elle commence dans le tram vers le centre de conférence où se tient le Sommet de l’énergie nucléaire. Une femme porte un haut-parleur sur ses genoux. Une autre, la tête couronnée de fleurs, discute avec sa voisine. Un badge Extinction Rebellion est accroché au revers de sa veste. Une action se prépare. « Mais nous, c’est la manif pronucléaire », sourit la dame au haut-parleur. Une feinte pour échapper à la surveillance de la police ?

Pas du tout. Devant la porte par où entrent les délégations officielles, elle est accueillie par un groupe de manifestantes. Autour d’elles et eux, des banderoles réclament plus de nucléaire pour sauver le climat. Derrière se dresse, vertigineuse, la silhouette de l’Atomium, monument à la gloire du nucléaire civil, sculpté en forme d’assemblage géant de molécules.

« Nous nous engageons à œuvrer pour entièrement déverrouiller le potentiel de l’énergie nucléaire », annonce, quelques heures plus tard, la déclaration finale endossée par les 37 délégations nationales qui ont fait le déplacement pour participer à la rencontre. C’est le « premier sommet nucléaire de l’histoire à réunir autant de chefs d’État et de gouvernement », et c’est « une rencontre historique », s’est réjoui Rafael Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Financement du prolongement des réacteurs existants, construction de nouvelles centrales – y compris les petits SMR –, appels du pied aux banques de développement, éloge de la dépense publique et des garanties d’emprunt, inclusion du nucléaire dans les critères environnementaux de la finance internationale : dans la déclaration finale, les termes sont précis et les formulations pesées pour satisfaire la communauté des « dirigeants de pays exploitant des centrales nucléaires, ou développant ou démarrant ou explorant l’option de l’énergie nucléaire ».

Mais pas un mot sur l’uranium russe pourtant utilisé dans les centrales européennes. Rien sur la colère du président ukrainien Volodymyr Zelensky contre le refus de l’Europe d’étendre les sanctions contre la Russie au domaine nucléaire. Et silence sur la fracture grandissante entre la France, pays le plus nucléarisé au monde, et l’Allemagne, qui a achevé sa sortie de l’atome. Le chef de l’AIEA ne veut pas en conférence de presse « différencier le bon nucléaire du mauvais nucléaire. Ce n’est pas ce dont nous avons besoin. Le combustible russe est là. N’utilisons pas le nucléaire comme une arme politique ».

Vers 11 heures, l’arrivée d’Emmanuel Macron est préparée telle celle d’une star. En salle de presse, des organisateurs convient les journalistes. Mais le convoi présidentiel tarde à venir depuis le tarmac de l’aéroport et les médias piétinent 20 minutes dans le froid, sous le regard d’un drone bourdonnant. C’est le seul dirigeant international à bénéficier d’un tel traitement – mais aussi le seul chef d’État à s’être déplacé.

Il s’offre une arrivée royale et s’attarde devant micros et caméras. La relance du nucléaire, c’est « une nouvelle aventure » et « une petite révolution doctrinale en Europe ». C’est surtout la suite d’un bon coup de la diplomatie économique française à la COP28 de Dubaï, en décembre 2023, qui s’était réjouie de réunir une vingtaine de pays derrière un appel à tripler les capacités nucléaires dans le monde d’ici 2050.

À Bruxelles, le premier ministre belge Alexander De Croo dit que « le débat sur le nucléaire été trop idéologisé » et que la question aujourd’hui n’est plus l’idéologie mais «  la science » et « la caractérisation scientifique de la solution » pour parvenir à zéro émission nette de CO2 en 2050. À son côté, Rafael Grossi assure que « l’énergie nucléaire n’est plus une idée utopiste. Elle fournit un quart de l’énergie propre dans le monde et la moitié en Europe ».

Cette manière de compter procède d’une science teintée d’un peu d’idéologie tout de même. Car « ce qui est sûr, c’est que le nucléaire n’a jamais dans l’histoire, depuis 70 ans qu’il existe, fourni plus de 3 % de l’énergie finale consommée dans le monde », analyse Yves Marignac, consultant en énergie et expert de l’institut négaWatt, spécialisé en transition énergétique.

Il rappelle qu’un tiers seulement de l’énergie produite par les réacteurs nucléaires devient de l’électricité – les deux tiers sont perdus sous forme de chaleur – et que l’électricité ne représente que 23 % de l’énergie consommée dans le monde. « En réalité, le nucléaire, c’est aujourd’hui à peine un quart de l’électricité décarbonée dans le monde, mais c’est environ huit fois moins que l’ensemble de l’énergie fournie par les renouvelables. »

Quant à l’idée de tripler les capacités nucléaires dans le monde, l’expert indépendant Mycle Schneider se dit très sceptique. Il vient de coordonner la version 2024 de son rapport annuel sur l’état de l’industrie nucléaire. Il en ressort que le niveau de production commerciale du nucléaire en 2022 a été le plus bas depuis le milieu des années 1990 – début 2024, 413 réacteurs étaient en service dans le monde.

La Chine et la Russie, leaders mondiaux du nucléaire

Début 2023, neuf réacteurs devaient entrer en service, mais cinq seulement ont commencé à produire de l’électricité (au Bélarus, en Chine, en Corée du Sud, aux États-Unis et en Slovaquie). Dans le même temps, cinq réacteurs étaient fermés : trois en Allemagne, un en Belgique et un autre à Taïwan. Résultat : si l’on compare les ouvertures et les fermetures, le solde est négatif en capacité de production – de l’équivalent d’un gigawatt (1 000 mégawatts), soit un peu moins d’un réacteur français. À l’inverse, le solaire a enregistré une croissance record et, pour la première fois, les investissements mondiaux dans les batteries dites stationnaires (construites à côté de sites d’énergie renouvelable) ont dépassé ceux dans le nucléaire en 2023.

Par ailleurs, la Chine et la Russie, absentes du sommet de Bruxelles, « dominent complètement la statistique », ajoute Mycle Schneider : « Au cours des quatre dernières années, il n’y a pas eu un seul début de construction de réacteur nucléaire dans le monde qui ne soit implanté en Chine ou mis en œuvre par la Russie », qui est devenue le leader mondial de la vente de réacteurs dans le monde.

Pour simplement maintenir le nombre de réacteurs en service d’ici 2050, compte tenu du vieillissement des installations, il faudrait en démarrer dix nouveaux chaque année. Et pour mettre en œuvre le triplement des capacités nucléaires d’ici 2050, il faudrait construire et mettre en service 1 000 réacteurs supplémentaires au cours des vingt-sept prochaines années. « C’est tout simplement impossible sur le plan industriel, en déduit Mycle Schneider, pour qui cet engagement est « étonnamment creux mais véritablement trompeur  » et « entretient la confusion des citoyennes sur l’état, les capacités, les tendances et les perspectives de l’industrie nucléaire dans le monde ».

Inébranlable, Emmanuel Macron a quitté le sommet de Bruxelles jeudi en tweetant qu’« il nous faut soutenir l’innovation pour consommer moins d’énergie, financer les renouvelables et le nucléaire ». Et d’annoncer que la France accueillera le prochain sommet sur l’atome.

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